LEVITATION 2006-03-10

LEVITATION




Le matin, je prends mon petit déjeuner au lit. Pour moi, c'est une bonne façon de commencer la journée. Je ne l'attaque pas, je l'assiège. J'observe ses défenses afin de savoir si elle va se rendre. Pour l’emporter, il est primordial d'avoir les pieds et le ventre au chaud afin de digérer en paix le petit café accompagné des nourritures terrestres indispensables, gâteau au chocolat ou confitures.

Les mains sur le ventre, la tête sur l'oreiller, je me livre ensuite à quelques minutes de détente et de relaxation anti-stress, voire même de méditation profonde. J'essaye de bien dégager mon esprit de mon corps afin qu'il fasse sa promenade matinale pour s'échauffer un peu.

Les gargouillis dans le ventre me rappellent souvent aux réalités tangibles. Quand vraiment ça marche bien, je sens que je pourrais léviter relativement facilement, tel le bouddhiste turbo moyen ; mais je suis arrêté par les draps bien bordés pour éviter le froid. Les soulever demanderait trop d'énergie ; donc je laisse mon esprit se promener. Il a ainsi moins de chance de se faire écraser par les chauffards car il est très immatériel. J'ai quand même installé des chatières dans les portes, on ne sait jamais : parfois, il reste un peu de matière accrochée à l'esprit, ou aux chaussures. Il sort souvent en faisant un petit bruit comme les portes de saloon dans les westerns. Quand mon corps resté au lit entend ça, il se dit : "tiens, je suis sorti", ou bien " pas d'inquiétude, me voilà rentré au chaud". C’est la preuve que j’arrive à me dissocier, même si je ne me transcende pas tellement, car il faut travailler pour réussir ; or je suis un peu paresseux.

Certains gourous travaillent beaucoup, et gagnent beaucoup d'argent. Ce n'est pas mon genre du tout. J'ai fait voeu de pauvreté. Je suis petit fonctionnaire. Ce qui fait que je suis resté très humain, près du peuple dont je comprends les besoins, mais que je n'aspire pas à représenter parce que nous n'avons pas que des goûts communs. Je préfère léviter que regarder le foot à la télé. Vous comprendrez que je me sente un peu différent, je n'en tire pas vanité et je ne fais pas de politique. Mais si vous me le demandez, je vous le dis : pour moi, le plus grand danger, c'est la bêtise humaine.

C'est un danger fluctuant. L'intelligence, comme le flux et le reflux (que je ressens en moi), modèle, érode, modifie le contour de nos côtes. Le rivage se défend ; il y a des hauts et des bas, c'est la marée. Je contemple parfois ces lents changements. Ce qui est à l'échelle de l'homme semble parfois mesquin, mais en fait nous avons construit notre univers par la connaissance, du gadget à la galaxie. Ce que nous ne connaissons pas nous intrigue. Nous aimerions comprendre. Avec toujours les mêmes questions philosophiques. Les détails techniques ne sont pas toujours simples à régler dans cette quête.

C'est ainsi qu'il y a peu de manuels de lévitation. Le lotissement du ciel de Cendrars est une bonne approche du sujet. On y voit que les moines bouddhiques ne sont pas les seuls à ne pas avoir les pieds sur terre. La Castille catholique est un terrain propice avec ses champs brûlés par le soleil. Le mirage s'installe à l'heure de la sieste et de la digestion. Allongés nous lançons nos pensées vers le ciel.

Les gisants de pierre se trouvent dans des cathédrales aux flèches pointant d'un doigt téméraire le chemin de l'envol. A l'horizontal, nous avons encore une dimension verticale.

Autour de nous le progrès s'accélère. Le monde devient de plus en plus savant. L'individu ignore de plus en plus par rapport à l'ensemble des connaissances. Il est donc urgent de réfléchir, de ne pas se noyer dans l’océan.

Donc, je me concentre et je flotte. Tout petit déjà j'avais remarqué les petits éperviers, les émouchets, en vol stationnaire, dit vol du St-Esprit. Ils observent leur proie. Le St-Esprit lui-même est ainsi représenté dans les peintures pieuses.

Curieusement, le vol du colibri, stationnaire lui aussi, n'exerce pas la même fascination, car il n'a pas ce lien avec notre inconscient religieux. De plus, il a le bec dans la fleur, ce qui est une situation plus triviale que celle du guetteur. On attend de l'oiseau de proie qu'il plonge dans un piqué mortel. Le temps est suspendu. Suspense.

Faut-il voler debout, allongé sur le dos ou sur le ventre ? St-Joseph de Copertino décollait verticalement. Cette position de départ semble relativement naturelle. La surface de contact avec le sol est déjà restreinte, et dépend de notre pointure. En attendant l'extase on risque moins de s'endormir.

Couché il y a risque de confondre le vol et le rêve, sans parler de la mort qui rode. Traditionnellement, le marin n'aime pas dormir sur le ventre, car il se voit noyé. C'est pourtant en position ventrale que vous verrez le mieux le paysage. Etendez les bras, c'est le plus naturel. On se sent pousser des ailes. L’atterrissage est délicat. Les albatros eux-mêmes se râpent le ventre à leurs débuts. Les aigles battent des ailes pour freiner et placent leurs serres en avant les pélicans et cormorans leurs palmes. Rien ne vous empêche de faire pareil avec vos pieds. Nos jambes sont de meilleurs amortisseurs que notre colonne vertébrale.

Le vol couché dos semble moins pur. C'est un renversement possible, qui se rapproche plus de la position fœtale. Mais puisqu'il s'agit de voler avec notre tête, pourquoi ne pas la mettre en avant et regarder l'avenir avec confiance. Le visage contient plus de capteurs que les pieds, qu'il fende donc l'air en premier.

Se jeter dans le vide crée une angoisse. Mais que le silence des espaces infinis ne vous effraie pas. C'est la foi qui sauve, la foi que vous avez dans le pouvoir de voler grâce à vos propres ailes. On peut aussi apprendre petit à petit. C'est peut-être plus sage. Mais à un certain moment, il faut croire, c'est-à-dire vaincre sa peur, se dominer, se contrôler.

La religion n’est pas ma tasse de thé, mais peut être qu'un certain spiritualisme ou mysticisme aide un peu. Ce serait une erreur de manger une choucroute au petit déjeuner avant le vol. C'est la même chose pour l'esprit. Nourrissons le bien car il faut d'abord avoir conscience du corps pour qu'il s'élève.

Comme je l'ai déjà dit une certaine décorporation matinale est un exercice favorable à la lévitation. Il faut un bon matelas, car il est préférable de sentir un contact ferme avec le sommier. Gardez le dos à plat. Le flux passe dans votre colonne vertébrale pour se concentrer sur le cou, et parvient à une expansion au niveau des neurones.

Il n'y a ni magie ni Dieu dans tout cela. Mais je concède volontiers que Jésus et Bouddha étaient des prophètes volants. Méditation et ascension. Pour Mahomet, je ne sais pas, je n'ai pas eu le temps de lire le Coran, ce qui montre bien la barrière entre les cultures. Rassurez-vous je n'ai pas lu la bible en entier non plus. Il me semble bien que l'omniprésence (et l'omnipotence) d'une puissance supérieure ignorent les religions des marchands de croyance.

"Supérieure" voulant dire "là-haut" dans l'imagerie et l'imagination populaire. L'enfer est en bas : "montez donc", vous verrez mieux, et plus loin. Regardez le ciel et les planètes, c'est notre passé et notre avenir surtout si nous nous affranchissons de la gravitation, ou si nous apprenons à mieux l'utiliser.

Nos capacités sont limitées. Aussi, faut-il savoir également considérer les lieux, les paysages et l'impression qu'ils dégagent.

Bien qu'édifice religieux, le temple d'Ankor est littéralement enraciné. On parle de trafics de pierres. C'est l'exemple type d'un lieu que je ne choisirais pas pour léviter, bien qu'il présente un intérêt certain. Le lotissement du ciel a pour porte, bien souvent, une petite chapelle, un couvent, un calvaire à la croisée des chemins ; bref, un lieu où l'esprit peut se libérer des contingences terrestres. Votre lit peut convenir, si vous n'êtes pas déconcentré par le démon du désir (à cette heure la trique matinale devrait s'estomper chez ces messieurs, et ces dames ne devraient pas avoir encore eu le temps de se rendormir).

Rien n'est compliqué dans tout cela. Force est de constater que le degré d'intelligence n'est pas un facteur déterminant dans le décollage. On a vu plus de simplets s'élever que de savants génies peut-être parce qu'ils ont déjà trop la tête en l'air. Statistiquement vu qu'il y a peu de génies, nous avons tous des chances de réussir.

Caillasse, vent de vallée, diable de poussière, instabilité orageuse (attention à la foudre : vérifiez que votre combinaison de vol a une prise de terre). Tout arrive à l'heure de la sieste : voilà des conditions qui peuvent aider à s'élever. Où ? Choisissez par exemple les Alpes du sud, les Sierras espagnoles, la cordillère des Andes, le Tibet. C'est l'occasion de faire du tourisme.

Tant que vous ne maîtrisez pas complètement la descente, ne montez pas trop haut. Là encore, c'est dur à croire, mais ces nuages appelés cumulonimbus ont déjà aspiré des apprentis qu'ils rejettent plus loin, pas toujours en bon état. Des sportifs certainement. Rien à voir avec la lévitation.

J'aime rencontrer des gens dynamiques et plein d'énergie qui me donnent l'impression qu'ils ont de l'ambition et qu'ils vont déplacer des montagnes. Je me dis qu'ils feront un infarctus avant moi, cela me rassure.

J'ai l'impression d'être Léon le caméléon, qui se déplace lentement, son œil à facettes imprégné d'une réalité étrange, irisé. Mes facultés de perceptions ne me permettent pas de trouver un sens à mon environnement, mais je sais qu'il faut que j'avance pour attraper quelque chose. L'instinct, je suppose.

Dans la vie, la mort nous accompagne. Je veux dire par là, d'une part que tout le monde s'en préoccupe en l'admettant plus ou moins, d'autre part, que d'un point de vue plus personnel, je sens sa présence auprès de moi, ses hésitations, sont lien avec un certain destin. Elle ne me suit pas pour autant avec sa faux. C'est une idée, abstraite pensée qui prend des formes variées allant du bois (du cercueil) à la fleur, qui se fane, et me fait penser à ces fleurs de cimetières en fer émaillé. La rouille finit par l'emporter.

Enfant, des visites au cimetière ont éveillé mon intérêt pour la décoration ; la décoration des tombes. C'est de là que partent mes questions. Je n'ai jamais compris pourquoi on parlait de pompes funèbres. Je voyais bien au moins trois autres sens à ces mots, mais pas de rapports entre eux. Donc la mort n'avait peut-être rien à voir avec la vie.

Le cimetière était bien rangé : il y avait des allées perpendiculaires. On nous faisait étudier le latin à l'école. Ces deux choses forment l'esprit à la rigueur, à l'angle droit. La pensée va quelle part selon des coordonnées géographiques. Ce n'est pas le plus facile, mais on y arrive. La rationalité du carré et du rectangle correspond à celle de la tombe. Avec la pyramide, le problème se complique un peu.

Aujourd'hui, les circuits imprimés sont plus complexes, on étudie le chaos, la pensée parallèle, la logique floue, les taches de Rorschach, mais il n'y a que des artistes comme Van Gogh pour penser réellement de travers ; cela se termine toujours dans un cadre. Nous aimons les itinéraires et les limites. Comment échapper à la fosse ?

Le seul espace libre du cimetière, c'est celui qui attend qu'on y creuse pour y mettre les suivants. Les pissenlits et les coquelicots en profitent en attendant. Un peu de couleur, c'est plus gai, mais cela reste à l'intérieur des murs. Nous avons vraiment peur que les morts s'en aillent, où qu'on nous les vole, alors nous élevons de beaux murs de pierres, nous mettons une belle grille en fer, parfois un gardien, un ou deux arbres pour faire nature et fixer les racines. Le churchyard anglais est plus convivial. Ailleurs encore, je revois aussi ces tombes froides de marbre brillant, gravées de textes dorés qui me paraissaient trop neufs pour être profondément sincères. L'épreuve du temps est l'épreuve de l'oubli pour les inscriptions funéraires comme pour le reste.

Je vois des gravillons dans des allées et dans des bacs à fleurs. Un enfant joue. Les gravillons ne collent pas aux chaussures. Pas de boue. C'est plus pratique pour le nettoyage.

C'est bizarre, je vous en parle, mais j'ai en fait très peu fréquenté les cimetières, que ce soit pour voir ma famille, ou pour des enterrements. Et ce n'est pas que je compte y passer beaucoup de temps à l'avenir car je suis plutôt du genre “urne et cendre”. Mais ces visites m'ont permis d'acquérir le sens de l'histoire, du transitoire et de la permanence. J'y ai vu passer des émotions, mais jamais ressenti le moindre sentiment religieux. C'est dire si je suis un fidèle mécréant, serviteur dévoué de Dieu le pire.

Vous pourriez croire que je m'égare. Vous allez voir qu'il n'en est rien. La ligne droite n'est pas toujours le plus court chemin. Tout dépend du vent et du courant. J'ai étudié un peu Descartes et la trigonométrie. J'ai douté de mes possibilités. Je me suis remis en question. Je me suis demandé si je pouvais voler vers les profondeurs.

En effet, la queue de baleine est une aile avant de plonger dans l'eau ; aérienne, dans un mouvement lent, elle vole entre deux univers, l'eau et l'air. Je suis la queue de la baleine.

Je suis une masse sous l'eau, un énorme volume sombre aux contours imprécis vus d’en haut. L'aile émergente est prête à plonger, à m'entraîner dans les profondeurs, mais le temps s'arrête. En m'enfonçant, je vais perdre l'apparence du noir profond qui se détache sur la mer, car la lumière disparaît dans l'abysse qui va m'absorber. Je vais retourner au sombre néant primitif dans une pureté de forme originelle. Tous les éléments sont réunis. Je vais me libérer de la pesanteur.

Il s'agit bien d'une quête d'identité. Peut elle être originale ? Tout a déjà été dit et écrit ? Je l'ignore. Vais-je disparaître en essayant de me découvrir ? Pourquoi faut-il descendre si loin avant de pouvoir remonter respirer, pour peut-être faire un de ces bonds si spectaculaires qui ont rendu le golfe de Valdez célèbre. Aurais-je quelques parasites dont je souhaite me débarrasser, ou est ce une forme d'art pur, qui mêle la danse à la nécessité de la survie de l'espèce ?

Je ne me sens pourtant pas menacé. Est-ce une pulsion de vie ou de mort ?

J'ai un petit cerveau, mais je chante parfois. Je suis un être paradoxal : arrêt sur image, hors de l'eau. J'aimerais que la pellicule continue de défiler pour connaître la suite du film. Je suis juste une étape, un instant dans le temps. En l'arrêtant, ou en le ralentissant, je veux le faire partager. J'essaie de ne pas détruire le mouvement qui aboutirait à un échec de ma démarche. Je ne suis pas sûr d'avoir bien défini mon attitude face au déroulement du temps.

Le temps s'enroule-t-il ou se déroule-t-il ? Qu'est-ce que cela change ? Je suis pris dans le mouvement. Je ne peux que suivre, comme les explosions de gaz d'une galaxie.

Ai-je une idée de l'échelle du phénomène que je me représente de façon imagée. Au départ, je vois couleurs et lumières mais je ne suis pas convaincu. Tout pourrait être artificiel, créé par une machine, une imprimante un peu performante projetant des taches et des points sur papier glacé.

C'est affaire de perception, de structuration de la pensée, que je ne cherche pas à expliquer. Finalement, je préfère les images aux concepts. Il y a dans une rationalité excessive quelque chose de sec, de mort, et nous sommes faits d'eau et de vie. Eau de vie. Me serais-je aventuré trop loin dans mes pensées. Me revoilà comme un moine copiste, assis à une longue table dans une pièce éclairée par des vitraux. Non, je ne me suis pas endormi sur mes lectures. Mais longtemps, j'ai fouillé les archives.

J'ai cherché des textes dans les bibliothèques, au frais l'été, au chaud l'hiver. Sans trouver l’éternel. Il faut prendre l'air. Je me suis donc rendu sur le terrain, dans la sierra de Guadarama, au nord de Madrid, plus précisément à Ségovie et Avilla. C'était du tourisme avec une arrière-pensée. Je n'avais pas complètement révélé mes motivations à mes compagnons de voyage. Je m'attachais à bien me conduire: j'achetai l'assiette et le tee-shirt souvenir. Mais en regardant la plaine, je pensais au vol.

Ces forteresses sur leur piton n'étaient que ponts d'envol ; ces fenêtres en ogives jumelles de l'Alcazar suggèrent un couple de colombes se libérant de la pierre. Les gargouilles prennent vie. Il y a des églises de campagne et des monastères partout pour le ravitaillement en carburant spirituel. Imaginez le chemin de St Jacques de Compostelle sans frotter le pied par terre. Bien sûr, tout vol est forcément un pèlerinage. Les secondes deviennent infinies. Les distances sont abolies.

L'empreinte écologique de la lévitation est très faible. A peine un courant d'air léger, sans graisse. Le 747 qui décolle est un boudin aux tripes qui agite ses ailes de cotes de bœuf. Il laisse derrière lui le vortex carboné de son passage. A plus de 10 000 mètres, il nous mange notre ozone et Ayersrock devient de plus en plus rouge sous le soleil impitoyable.

Plus on monte, moins on a l'impression d'avancer. Je vous suggère de faire un choix entre la contemplation statique, monter haut et voir loin, ou le plaisir dynamique du défilement du paysage. Tout dosage intermédiaire est possible : choisissez votre altitude et votre attitude.

Parfois, en montant, on sent la fraîcheur du nuage, l'ombre, la condensation : attention au rhume. C'est le retour à la vie terrestre et à ces chaînes de fer, de plomb et de mouchoirs. Lorsque ces courants d'air vont dans des sens différents, gare aux turbulences de cisaillement. Je ne veux pas être trop technique, mais c'est un phénomène qui peut vous secouer un peu la tête. En cas de renversement complet, votre sonar d'orteil ne peut plus mesurer la distance qui le sépare du sol. Si vous tombez, la bosse sur le crâne est garantie. Ce sont à mon avis des figures réservées aux gens du cirque et aux oiseaux. Chacun son domaine. L'acrobatie n'est pas le mien. Un enchaînement trop rapide de figures me semble incompatible avec la méditation. Si l'enchaînement est involontaire, la panique guette ; il y a risque de se casser les os, ce qui devient douloureux, surtout avec l'humidité. Il faut donc éviter les dangers qui engendrent brutalement ces figures incontrôlées.

Le pilote de voltige aime les fumigènes qui laissent des traces pour que le spectateur profite du spectacle. Au contraire de la lévitation, qui cherche à ne rien perturber de l'environnement, à ne rien déplacer. C'est le fantôme du présent qui passe. Ça marche bien puisque vous ne m'avez pas encore vu. Il est vrai que dans les forets, il faut slalomer entre les arbres. Les buses réussissent, en volant vite, au prix de quelques brindilles cassées de temps en temps. Mais le calme rejoint la tranquillité, bruit de châtaignes qui tombent au hasard, de l'eau qui gargouille, et de frère Tuck qui se gargarise.

Les plafonds de l'Alcazar de Ségovie sont réellement impressionnants. On a envie de les toucher. Plafonds de pommes de pins dorées, plafonds en lisses et membrures de coque de galère royale, plafonds de marqueterie mudéjar, artesando : tout cela donne envie de s'en rapprocher, sans les toucher évidemment.

La patine et l'éclat créent un effet miroir pour la lumière qui n'est renvoyée que dans certaines directions, avec une distorsion de mouvement et de perspective. Si vous vous laissez aller, tout ceci vous élève l'âme, et parfois le corps peut suivre.

Il est vrai que dans ces lieux publics, il est très difficile d'être seul,. Choisissez la saison et l'heure de la visite, faute de quoi vous risqueriez de vous faire remarquer. Il est curieux de constater que d'une part, il y a une dépendance vis-à-vis de l'environnement de départ, et que d'autre part, il faut arriver à s'en affranchir. Imaginez les brumes du matin qui indiquent la stabilité de l'air dans les vallées. Tout est calme. Vous devez être sur les hauteurs qui sortent de la brume. La pesanteur existe toujours mais il y a comme une petite fissure, une faille minuscule qui doit se découvrir et se libérer du "trop réel". C'est une ondulation de particules que j'appellerais l'association flottante. C'est à l'intérieur de cet espace qu'il se créé une énergie de portance, un peu de la même façon qu'au matin la partie droite de votre cerveau communique plus facilement avec la partie gauche. Le pont est franchi. Des énergies infinitésimales se combinent et se renforcent. Une oscillation lente apparaît et je sens, comme dans un demi-sommeil, une légèreté qui naît et s'anime. Il faut lui laisser de la liberté. C'est un domaine de nature où nous ne contrôlons presque rien. Je ne fais qu'essayer de jalonner une démarche, quelques étapes d'une recherche qui peut aider à initialiser le mouvement. Essentiellement il faut laisser faire, se glisser comme un étranger dans une nouvelle famille dont on ne connaît pas les tensions ; attention aux autres. Ils vous ramènent à une réalité terre à terre. Les témoins sont gênants, et de toutes façons bien peu de gens seront prêts à croire leur récit. Malgré votre désir de partager cette expérience, la solitude est préférable.

J'ai conscience des limites étroites des indications que je m'efforce de donner. Vous n'êtes même pas obligés de croire que j'ai volé. Je continue à travailler sur les différents paramètres et je serais peut-être à même un jour de définir plus précisément toutes les influences dont je vous ai parlé.

Heureusement, cette recherche personnelle engendre quelques satisfactions ; je ne suis pas très argenté pour autant, même si je me dis parfois que certains seraient prêts à payer cher pour quelques minutes de lévitation. Comme il n'y a pas de machine, je n'ai pas de brevet. Je vais voir pour la méthode et la propriété intellectuelle, quoiqu'à mon avis on ne peut pas avoir de droit sur un phénomène de ce genre ; sur l'explication peut être ? mais je n'ai rien expliqué. D'ailleurs, je me dis que l'argent ne compte pas dans ce contexte. Il serait même un frein et un poids. Le nerf de la guerre ? Je n'ai pas de guerre. C'est dans la paix que je m'élève. Elève et professeur à la fois, c'est amusant.

J'ai gardé quelque chose de l'innocence de l'enfance, une attirance vers l'humour paradoxal : "The child is father to the man". Ou bien est-ce l'histoire de l'œuf et de la poule ? J'ai encore du tri à faire dans mes papiers, encore quelques expériences à poursuivre. Au delà de toutes les techniques modernes, je peux néanmoins vous assurer que la lévitation c'est l'avenir. Vous ne pourrez pas .... l’ignorer.









Annexe I : Rapport de vol

Je suis le bouddhiste des plaines
En altitude mon zen manque d'oxygène
Les montagnes sur mon horizon
Sont des chaînes pour mon esprit
Qui cherche sa liberté dans un infini plus horizontal que vertical,
Dans un infini du vivant, terrestre, et non dans l'espace éternel des constellations,
Dans l'éther qui shoote le point sidéral.

Je suis terre à terre comme marmotte, chamois et vache. Enlevez-moi la clochette et je promets d'agiter le moulin à prière de temps en temps pour dissiper mon brouillard personnel. Risque de collision. Chutes de Pierre, Paul, Dick, Harry, au milieu des grondements des séracs.

Les monstres des montagnes guettent dans les pierriers, tapis sous les névés, derrières les arêtes ils guettent leur proie, déroulent un tapis vert engageant et trompeur qui vous fait grimper le sentier pour mieux vous faire fondre dans le nuage, c'est indolore. Il n'y a plus de sensation d'espace, ni de sens de l'orientation. Je pourrais griller d'un éclair rageur d'orage pour avoir enfreint quelque règle subtile de l'univers minéral. Là haut, il fait toujours froid pour conserver les cadavres. Les âmes montées vers le ciel ont pris l'option air conditionné. Si là-haut l'homme a du coeur, il n'est pas de bois bien sûr, mais de pierre. L'érosion est impitoyable. Elle ride et creuse le visage des pics. C'est vieux comme ça s'érode.

Comparez donc avec l'éternelle jeunesse de la plaine où le regard se perd dans la perfection du cercle. Le vent nettoie à son gré de temps en temps. Une ondulation flatte l'imagination, et tout là-haut, on voit bien qu'il n'y a rien, rien au-dessus des nuages, sauf des étoiles trop lointaines encore. Alors l'esprit est libre de vaquer à ses occupations terrestres. Il n'y a pas d'autre défi que celui permanent de l'horizon, il n'y a pas de col, d'autre coté inconnu ou caché, pas d'ombres matinales qui font attendre le soleil, pas d'ombres du soir qui le dévorent comme le loup garou. Le disque rouge sombre dans la mer des blés blonds. Il s'aplatit pour nous montrer notre illusion, notre atmosphère. Le soleil couchant sur la mer, cette autre plaine, archi-pleine comme une lune aux malines, enchanteresse, mère du cliché magique de la fin du jour, le couchant déborde, dégouline de lyrisme romantique de carte postale. Mais il est tellement vrai. Je l'aime avec ses amas de nuages lointains ; il me faut de la place, pas du rocher. Pas de compression anticlinal, synclinal. Je veux de l'expansion, je veux le big-bang du début ou de la fin, le milieu va disparaître de toute façon, le milieu n'est qu'histoire, petite histoire humaine culminant dans l'Himalaya. Certes on peut y monter à pied, et alors le cercle de l'horizon redevient accessible.

C'est ce que recherchent toutes ces fourmis des montagnes, une vision autre que verticale ; finie la chute, adieu le gouffre. L'esprit vole horizontal, comme "tal", la vallée teutonne au-delà des tétons, qui sont ronds dans l'ensemble et plus attirants que des pics à glaces pointus comme des stalactites qui tombent ou des stalagmites qui montent. Néanmoins, sur l'arête sommitale je vois l'agitation humaine d'un autre oeil, celui du cyclope illuminé qui distingue la ligne de partage des zoos dans les cages desquels nous nous agitons. C'est un pas en avant vers la sagesse qui ne doit pas se transformer en saut dans le grand vide. Ce moment historique se concrétise par l'agitation d'un petit drapeau à couleur, instant immortalisé par une technologie de nos jours le plus souvent japonaise. Tout cela reste très artificiel, et il est bon de ne pas oublier la quête de nos racines, gingembre, ginseng et autres potions aux effets parfois pervers.

Du haut, se dessine une géographie qui aide à comprendre. L'image du haut est celle de la connaissance, voire de la sagesse. Celle du bas va au cachot, punitions des oubliettes, régime basse calories sans rillettes. Mais il me faut aussi des nourritures célestes, je suis tout de même fait de chair et de sang. Il est difficile de faire sans. Sans nourriture, veux-je dire, laquelle doit être équilibrée afin de permettre de s'élever, mais également succulente et stimulante pour les papilles ; car c'est là ce qui nous fait ensuite aller de l'avant. L'esprit ne vole que par son énergie et son altitude acquise. Négliger un de ces éléments, et il s'ébouse, hérisson écrasé sur la route d'un printemps prometteur.

Le temps joue en ma faveur puisqu'il brise mes chaînes de montagnes et les transforme en plateaux, puis en bacs à sable. Il faut cependant s'en méfier car parfois il suspend son vol lui aussi, en fonction de revendications salariales, un peu comme à Air France. Un vol suspendu est plus facile à attraper par sa ficelle, mais il est fragile car il ne tient qu'à un fil. Si le fil casse, on a plus le temps, et c'est alors du temps perdu.

On voit que le chemin de la connaissance zen-plaine reste ardu et tortueux, mais moins abrupte malgré tout. Un premier survol aplanit les difficultés, purifié la pensée qui naît dans la source claire du torrent, fertilise les champs du savoir sans engrais azotés. Comme vous le voyez, je suis le bouddhiste des plaines, ce sera ma conclusion d'aujourd'hui, mais je reste bien sûr prêt à léviter à toutes vos questions.




Annexe II - Note scientifique

En 1911, un hollandais du nom d'Onmes découvre la supra-conductivité. Dans les effets induits par ce phénomène, il y a des propriétés magnétiques qui donnent lieu à l'effet Meissner, plus connu récemment par les démonstrations popularisées sous le nom d'expérience de lévitation.

Dans son état supraconducteur, le matériau flotte sur un champ magnétique, comme par magie. Il est à remarquer que les scientifiques ne disent pas qu'il vole. L'objet apparaît être comme suspendu. Il n'a bien sûr pas de volonté de déplacement.

Dans les applications possibles, il y a la lévitation de trains à grande vitesse, ou la propulsion de navires, ainsi que l'ont expérimenté les japonais (Mitsubishi et le centre de recherche de Takasago). Le shinkanzen (TGV) volera-t-il de Tokyo à Osaka ? Peut-être un jour, si la température de fonctionnement de ces nouveaux composants, en oxyde de cuivre - barium et ytrium, parvient à la température ambiante. Pour le moment, le refroidissement nécessaire se fait à l'azote liquide, ce qui est presque abordable financièrement.

Vous comprendrez néanmoins, que pour quelqu'un qui a déjà froid aux pieds en temps normal, cette voie scientifique ne se présente pas comme une solution idéale.

On ne peut pourtant pas négliger l'influence des électrons dans la lévitation. Notre esprit scientifique cartésien et occidental doit bien expliquer le décollage d'une certaine manière. J'ai donc concentré ma pensée sur un certain refroidissement de la voûte plantaire qui semble faciliter l'alignement de ces microparticules au rôle capital. L'homme aux pieds nus, le mystique, le pauvre, doit chercher l'énergie ailleurs que dans les énergies fossiles et la puissance du pétrodollar. Sainte Thérèse abandonne ses sandales. L'allégement de la matière, ou plus correctement sa distanciation du sol, et l'annulation des effets de notre pesanteur newtonienne familière, passe par la maîtrise de la force intérieure et par le contrôle de la circulation du sang dans les doigts de pieds ; l'exercice est difficile : les ongles et la corne du talon ne favorisent pas la sensibilité à l'électron vagabond. Les tissus réfrigérants permettant la création d'une chaussette magnétisée ne sont pas au point. La chaussure est pour le moment une trop grande barrière face à la nature. Les recherches avancent pas à pas, mais les pieds se posent toujours par terre. La punaise reste douloureuse. L'immunisation par le feu tentée par ceux qui marchent sur les braises n'est pas une solution au problème qui nous concerne. Il faut réaffirmer la prépondérance de l'esprit qui doit s'envoler le premier.

L'effet des hautes pressions semble favorable à l'augmentation des performances de ces matériaux. Par contre, l'effet des hautes pressions sur le corps humain est globalement défavorable comme on peut facilement le constater en prenant un marteau et en se tapant sur le pied. Le sursaut provoqué par la douleur ne peut en aucun cas être considéré comme un décollage maîtrisé.

Ma recherche de bases scientifiques m'a permis d'en apprendre plus sur le diamagnétisme, la capacité de certains matériaux comme le graphite ou le bismuth à exclure un champ magnétique. Contrairement au théorème d'Earnshaw, il semble bien que les scientifiques puissent faire léviter les grenouilles.

Mais la grenouille n'y est pour rien. Il semblerait que Sainte Thérèse n'était pas non plus toujours maîtresse de ses "ravissements". Elle avait peur de quitter le sol. Alors que Saint Joseph semblait contrôler la direction et l'altitude, comme le prouve la variété de ses vols. Il serait monté à plus de dix mètres et aurait réussi un vol en arrière, "retrorsum volantem" dit le rapport en latin. Il y avait des témoins ; on peut d'ailleurs noter que Saint Joseph avait lévité fort à propos lors de la visite de quelque grand et riche dignitaire (le duc de Brunswick) dont la conversion au catholicisme n'était pas sans intérêt. Le sponsoring et la recherche de financement ne datent pas d'hier. De là à dire que nous nous rapprochons des tours de magicien, il y a eut être un pas à ne pas franchir. Où se situe le saut

de puce des yogis, des médiateurs transcendantaux, des shamans possédés, des brahmanes et des ninjas ? Plusieurs traditions religieuses et plusieurs cultures auraient tiré partie de cette force universelle de vie qui reste à maîtriser, le magnétisme moléculaire.

Je me situe quelque part au milieu de tout cela. Il en est de même pour Steve Karr, je pense, qui a écrit une petite présentation "How to float" très plaisante, où malheureusement il suggère qu'il faut apprendre avant six ans. Je ne suis évidemment pas de cet avis. Ceux qui désireraient lire les réactions des lecteurs à ce petit manuel en seraient édifiés. Les questions posées et les récits sont significatifs de la variété de nos préoccupations.

On peut s'attendre à une progression scientifique en fonction de l'amélioration des procédés de fabrication. Nous nous rapprochons de l'infiniment petit. La difficulté est de ne pas s'éloigner pour autant du grand tout.

La mort n'exclue pas l'extase ; "tant la lividité m'a envahi qu'en le dégoût pour mon néant je suis ravie" : c'est encore Sainte Thérèse, qui combat ainsi le poids du corps. La libération de l'esprit ne passe pas par le cercueil capitonné de soie. Il faut se libérer du moi pour que l'esprit s'envole.

Cela fait un certain temps que l'on fabrique de la porcelaine à l'os. L'os est carbonisé. Les cendres améliorent les propriétés mécaniques. Les progrès dans la préparation des poudres et dans leur pressage indiquent la route à suivre. Il y a donc un lien entre crémation et réincarnation. Entre les deux, il y a un déplacement de l'esprit au niveau atomique. Tout ceci est un peu difficile à suivre pour les sceptiques, dont je suis, mais il est indéniable que notre connaissance avance. Les bornes se rejoindront peut-être un jour.

Ces nouveaux matériaux sont donc prometteurs, mais dans l'état actuel de la recherche, on ne peut que constater l'échec de la voie scientifique en ce qui concerne la lévitation individuelle. Il est à souhaiter que le ministère débloque des crédits supplémentaires pour que la France ne soit pas à la remorque de la communauté internationale dans les technologies du futur.



Pascal Legrand

Visiteurs : 528

Retour à l'accueil