BON BAIN 2024-11-14

Bon bain
J’ai connu des îles et des presqu'îles. Je me suis baigné dans l'eau froide. Forcément il y a des effets sur les neurones et sur la plume qui court sur le papier. Crozon, Quiberon, Rhuys…il en est une autre plus au sud, plus petite, en trompe d'éléphant, en bois du casino.
Elle compte les moutons du berger blanc et s’endort calmement. Un escalier très vertical trône au milieu de pierres qu'on croirait venues de pyramides mayas, ou peintes en trompe-l'œil. C’est une cascade de marches figées. Il faut bien les descendre, lentement vers un niveau de conscience intermédiaire qui prépare à l'immersion des sens, à l'invitation au voyage et à la découverte du rocher noir, porte de l'inconnu, voire du monde parallèle ou perpendiculaire gardé par des cohortes de méduses bleues à voiles et urticantes, et par des légions blanches et molles qui s'échoue souvent en gélatines flasques et inoffensives. C’est le bonheur : des matins brumeux et des soirées idylliques.
En bas un petit espace de sable disparaît aux grandes marées. C’est la mer. On peut s’y baigner. Sur le mur l'amplitude des houles se mesure au soulographe d'un jeune ermite, qui est un peu le mage de ces lieux. Le canot sur la plage est un sous-marin qui lui permet de rejoindre villes, pyramides et tombeaux ayant sombré dans les précédents cataclysmes antiques. Nous buvons parfois ensemble aux Atlantides perdues, regrettant les biodiversités menacées par les silures mange-tout, qui finissent sur le sable avec des sarcophages et d'autres organismes macrophages. Des légendes évoquent des pièces-mères de moules, des figures tutélaires de bouchots confus, ainsi que des résines biosourcées de cupressus odorants. Certains membres de tribus locales portent des traces de mutations du système circulatoire : ils n'ont plus de sang dans leurs mains et leurs doigts sont blancs comme marbre de Carrare. Plus tard ils deviennent aigrette ou ange. Ne soyez pas inquiet ; tout ceci peut se soigner. Et la valeur thérapeutique du bain nait du froid et de la zénitude. L’avaleur nageur tremblant a la glotte frétillante d'un gardon éméché qui a peur d'être pris sur le vif, car il tient à son image ; e.mage, vous avez dit hommage. Il y a beaucoup de confusion, peu de confessions, car les confessionnaux ont été fermés par crainte d'alluvions et d'inondations. Les fissions attendent que les chercheurs regardent l'eau lourde, un peu ferrugineuse parfois, et pendant ce temps le temps s'écoule, plonge et coule dans ses couloirs, jusques aux catacombes et catastrophes dont les dieux grecs ne s'occupent plus depuis qu’Ulysse est à Ithaque et que Jonas est retourné dans sa baleine. J'ai croisé un jour une baleine à haleine fétide. Pour respirer l'air pur il faut toujours rester au vent, mais pour un mouillage calme et il faut trouver une crique abritée, sans ressac à profusion. Quand revoilà la fusion méfiez-vous.
Au loin dans les vagues se dessine un bouchon orphelin de bouteille, fils spirituel des bouchers lyonnais et des vignerons bourguignons. Il est de liège, mais pas belge. Il est sorti d'un rêve de thermos et d'infusion. Thermos est une île grecque, proche du pire et d'Athènes. Des sachets à ficelles accrochées pendent comme des grappes de raisins craignant le gel. Ils attendent l'eau bouillante pour dégager leur arôme.
Il s'agit donc bien de tout un paysage et de ses spécificités, dont les goitres de vases, les bouées à brosser et le sable à bulles. Pourquoi la vase, les bulles et les algues qui poussent ? sédimentation, aération et photosynthèse, mais pas seulement. Il y a aussi des mystères et des énigmes. Passé le phare d'Armelle flottent dans les brumes des formes fantomatiques évoquant l'îlot Tévennec. Un carrelet déglingué, son origine oubliée, a abrité un temps le coiffeur des bouées, qui régulièrement les carénait dans le courant. Ces bouées rondes ont l'apparence de têtes de nageurs sans bonnet, ni perruque en anaphites, mais elles sont statiques même si elles ont un petit sillage à mi-marée ; elles ne remorquent pas de flotteur gonflable orange, sécurité des nageurs au tronc escamoté sous la surface du miroir.
Je pourrais vous parler de mers, de batailles de forts, de naufrages sur de traitres récifs. Les îles ne sont pas loin, avec leurs épices, leurs ports, comptoirs et commerces ou négoces et troc de pacotille. Cailloux et coquillages. Sindbad.
Les vases ont la couleur violette des lilas de mer. Les limons se font alluvions et les reflets des noirs serpents vénitiens s'enroulent autour des piquets. Dans les passes des caravanes de mulets pointent leur tête ronde. L’anse va jusqu'à la pointe. La bouée s'incline. Le courant nous dépale. Je vois des échauguettes guillerettes et un enjôleur sorti du cachot du fort qui tire des bords. Je sens que je dois de nouveau me tremper dans l'eau et nager un peu pour éliminer les toxines. Dans l'élément liquide la pesanteur de mon fardeau se fait plus légère. Je sens moins mon dos. Je progresse au milieu des eaux. L’esprit de la presqu'île m'accompagnera-t-il dans sept voyages, pour rencontrer l'oiseau Rokh ? Mon septième voyage sera-t-il fantastique ou fantasmagorique ?
Déjà je sens ma tête plus légère. Poisson volant peut-être je serai, ou poulpe à tête de cheval, ventouses-crinière dans le vent.


Pascal Legrand

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