ELOGE DE LA GODILLE 2021-02-26

ELOGE DE LA GODILLE


En ces temps de mécanisation où l'homme et la matière disparaissent derrière la machine, je tiens à évoquer un mode de propulsion en voie de disparition : la godille

Pour faire avancer une barque, un canot, un esquif, un bateau pour tout dire, point n'est besoin de sophistication. La simplicité de la tradition suffit : un bout de bois un peu travaillé par l'homme afin de lui donner la forme d'un aviron. Un bois un peu nerveux fera mieux l'affaire. Un aviron n'est pas une rame. Le profil de la pelle est symétrique. L'aviron est droit dans sa noblesse. Dans le cas qui nous concerne, il est unique, encore qu'il puisse être le rescapé d'une paire qui aurait eu des ennuis. L'aviron semble long et ventru. Il a des lignes tendues vers le haut pour communier avec nos mains qui l'entourent, le saisissent fermement pour éviter les ampoules qui finissent néanmoins toujours par polir la prise. Verni ou peint, qu'importe.
Sa longueur est fonction de la hauteur du tableau arrière. La pelle doit bien s'enfoncer dans l'eau. Pour godiller l'aviron devient une godille. L'autre touche de simplicité réside dans la possibilité de se contenter d'une encoche dans le tableau qui peut être renforcé d'un bois supplémentaire pour faire épaisseur et réduire ainsi l'usure. La forme de l'encoche révèle au fil des années la grosseur des biceps du godilleur et l'âge de l'embarcation. Frottement de bois sur bois. Tôt ou tard l'un des deux gagne si la mort n'emporte pas le godilleur.
Si vous préférez une belle dame de nage, pourquoi pas en bronze ou en laiton chromé, rien ne s'y oppose. Mais souvent c'est le bois seul qui portera les outrages du temps, à moins qu'un morceau de gros cuir ne joue, pour un temps seulement, le rôle de l'huile dans un rouage qui n'en a pas vraiment besoin.
Peut-on trouver un équipement plus simple ? Deux mains que je vous souhaite préservées, et vous voilà paré à appareiller. Le manchot (humain) peut quant à lui se contenter de son unique appendice. Et comme le marin peut godiller debout ou assis, nous pouvons considérer que cette activité convient également aux culs-de-jatte. La godille n'a probablement pas obtenu ses lettres de noblesse en temps que sport de par ce déficit d'image médiatique venant de sa trop grande simplicité et de ses origines roturières. Ne cherchez pas dans les sports olympiques. Point de fédération. Il n'y a que des pratiquants dont le nombre décroît au fur et à mesure de la reproduction des plaisanciers de marina, lesquels n'ont pas besoin d 'annexe pour rejoindre leur corps mort, et se contentent donc à l’occasion de ramer comme des enfants dans leur canot gonflable, quand ils n'en sont pas réduits au petit moteur hors-bord auxiliaire dont le gai gazouillis anime si agréablement les mouillages tranquilles. Non, je n'entame pas une polémique. Leur tort principal est tout simplement de n’avoir pas appris. On ne peut que les encourager à découvrir une autre voie ; c'est un voeu pieu, je ne l'ignore pas.
Assis ou debout donc, l'air dégagé, la godille en main, la pelle attaque l'eau en oblique et vous voilà parti pour le célèbre huit (horizontal et perpendiculaire à l'axe du bateau) qui déconcerte l'apprenti. Au bout de la première boucle tout est dans le coup de poignet qui inverse l'incidence de la pale tout en repartant dans la direction opposée, ce qui, chacun l'aura compris, propulse vers l'avant. Une erreur d'incidence, et l'aviron saute hors de l'encoche (nous considérerons que la dame de nage est assurée, ce qui lui évite de nager vers le fond).
Tout se joue ensuite dans la souplesse des épaules et du tronc pour obtenir la puissance requise par le type d'embarcation,. Aucune n'a été spécifiquement conçue pour ce mode de propulsion. Un bateau lourd est bien sûr difficile à lancer, mais l'inertie aide ensuite à progresser régulièrement, particulièrement si quelque risée maligne se met de la partie. Force est de reconnaître que les annexes gonflables sans pied dans l'eau, et trop légères, ne sont pas des engins d'apprentissage faciles.
Si le mouvement n'est pas celui du gondolier, le godilleur debout donne cependant une certaine image de la marine que l'on voit de plus en plus rarement. « Tempus fugit », et cætera.
Sans parler du clapot ! Ce petit appendice immergé est un peu dérisoire parfois pour vous faire escalader les vagues, le dos courbé, ondulant sous l'effort, le vent dans la nuque. N'oubliez pas de tourner la tête pour les éventuels obstacles. On peut garder le cap ensuite en regardant derrière. Peu de godilleurs ont le torticolis. Changez de position de mains régulièrement. Soignez l'assiette afin que l'eau ne traîne pas au tableau. Si vous allez loin, n'oubliez pas ratafia ou boujarou dans la cale pour la pause. Mais qui a déjà entendu parler d'un "raid" à la godille. Le marin n'a rien à prouver.
Avec ce huit, il tourne en rond à la force du poignet, en une narcissique jouissance trompeuse. Car ce huit qui se dessine au bout des doigts, toujours au même endroit, laisse un sillage sur l'eau qui ne se mord jamais la queue. Il est clair que le monde va ainsi quelque part, que l'eau se referme sur la pale en un petit vortex de galaxie de poupée. Il y a bien sûr une dimension poétique et cosmique qui aurait pu nous échapper, en se noyant au fond de bassins à flots aux détritus mazoutés. Il y a du serpent dans ce huit qui se tortille comme pour échapper au péché capital de l'oisiveté. Les deux lobes qu'il dessine peuvent faire rêver à des formes insaisissables. Vouloir les toucher de la main entraînerait leur disparition immédiate. Symboliquement nous avons, droite, la godille, principe mâle, pénétrant dans l'eau, élément féminin. Elémentaire. Elément mer. De quoi s'emberlificoter parfois dans une saperlipopette superflue.
Si d'un effort trop violent vous cassez la godille usée par l'âge, vous vous sentirez bien seul et abandonné. Récupérez donc le moignon flottant pour tenter de pagayer, voire de le réutiliser. Il est évident qu'il ne faut pas abuser du matériel affaibli, qu'il convient d'ailleurs d'entretenir et de renouveler.
Amis rameurs et pagayeurs, c'est sans haine et sans rancoeur que je vous incite à vous enrichir, à préserver notre patrimoine, à rejoindre les joyeux godilleurs, et à me payer un verre après ce long discours.

Personnages emblématiques

Vers le début des années 60 et la fin de mon enfance j'ai le souvenir de deux figures de la pêche au port sud.
Il aurait pu s’appeler Pertuis, mais Couraud était son vrai nom, certainement pour évoquer la navigation entre les bancs de sable et de vase, et Général son surnom. Je le vois dans une atmosphère digne de cette peinture de Winslow Homer où le matelot d'un doris rame sur les bancs de Terre-Neuve dans une mer difficile, sauf que lui godillait sur sa grande lasse locale lourde, debout, balançant lentement tout son poids, doublant la jetée, face au noroit.
La simplicité de cet unique aviron propulseur est toujours séduisante, ainsi que le mouvement chaloupé du godilleur, qui entraine l'acquisition progressive d'une inertie permettant de passer le clapot. Je crois qu'il allait relever filets ou casiers, pas très loin, mais c'était un marin.
Il savait aussi trouver une bouteille de rouge, et la montée du port se faisait parfois en tirant des bords. Avec les années son visage, moustache grise et dents marron, et sa peau souvent mal rasée ont gardé quelques souvenirs de ses excès. Vie dure et dur métier. Il n'est plus là depuis plusieurs années. Il n'a pas son monument sur la cale, mais la mémoire des lieux le garde en son sein ; tout comme Petit Mat, dont le surnom donne la taille, mais pas la casquette, ni le sourire, ni la démarche trapue. Son verbe était moins haut, mais il est dans mon image mentale. J’ajouterai également la silhouette de « l'avocat », patron d'un des derniers chalutiers.
Les cartes postales et photographies aux couleurs passées -les rouges et les bleus se délavent vite au sel du temps- font apparaître ces portraits fugitifs, mais bien ancrés, comme nos corps-morts.
Les temps changent, comme toujours. Nous disions « les vases » car il y en avait de plusieurs profondeurs ; aujourd'hui l'embouchure s’ensable. On s'enfonce moins ; la normalisation nous guette. Fouqueray ou Lenoir auraient-ils aimé peindre ces hommes dans leurs tableaux?
Il y a dans les rues du village de vieux bourlingueurs qu’on n’identifie pas au premier abordage. Ils ont vécu de longues heures dans les profondeurs des salles des machines de navires transportant cargaison. -pourquoi pas des bananes- ou sur les passerelles confortables de veille nocturne dans les zones de séparation de trafic. Ce sont des souvenirs qui flottent dans leur mémoire. Quelques portes étanches se referment parfois sur d'inquiétants Détroit de Torres où guettent encore des pirates Malais, à moins qu'il ne s'agisse de trafiquants d'hommes au large du Yémen ou du Mozambique.
L’odeur de vieille graisse et le clapotis des huiles de fond de cale s'estompe comme les couleurs et les transparences des lagons. Les coraux poussent encore, mais les coronaires se bouchent. Le marin a besoin d'entretien et de grand carénage. Fini le long cours, la découverte des rues du port, les tempêtes du Grand Sud et les blanches mèches d’écume balayés par les vents qui sifflent. Dans ces maisons du village habitent des héritiers d'un Loti voyageur, qui vivent leurs vieux jours, masques africains et mélanésiens au mur et maquettes dans le salon. Ils vont faire leur marché d'une démarche qui n'est plus chaloupée, d'un pas moins assuré. J’aimerais en savoir plus, mais le récit d'expérience de vie maritime se cache souvent dans les dédales d'algues, ou reste au mouillage dans des criques abritées dont l'entrée se cache derrière un cap rocheux difficile à doubler. Il faudrait que je me pose plus souvent sur un banc face à la mer en compagnie des anciens de la marine. J’aime les histoires de Crabe-Tambour, de corvette et de frégate, O ‘Brian et C.S. Forester, et même Jack Sparrow. La littérature et la vie se rapprochent également dans une réalité qui résiste aux avatars.
Ismaël le narrateur a encore une ou deux aventures à raconter qui mériteraient quelques boissons et breuvages au comptoir du bar.


Pascal Legrand

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