CISELEUR DE NUAGES 2019-11-28 Chers amis, c'est un plaisir de vous retrouver réunis ici, en ce 1er mai, jour de commémoration et de fête du travail. En effet, même si nous ne travaillons plus que rarement grâce à la découverte de notre nouvelle énergie post nucléaire, il convient de garder le sens de l'histoire et de notre devenir. J'aimerais à cette occasion évoquer, comme je le fais chaque année un métier disparu. Il y a déjà longtemps de cela, alors que la population recherchait encore le travail afin de se nourrir et de subvenir à ses besoins, le monde qui précéda le nôtre connu des moments difficiles. Certains étaient obligés d'accepter des métiers qui comportaient des risques. Ces métiers nous apparaissent maintenant comme des occupations chevaleresques, tant leurs exigences étaient grandes. Les hommes qui les pratiquaient devaient, pensons nous, avoir un caractère forgé par des épreuves qui forcent l'admiration. Sous notre ciel uniformément violet, nous avons du mal à imaginer les couleurs bleues, blanches, grises voire roses des soirs où l'on pouvait contempler le soleil couchant. Ces horizons changeants ont cependant existé. Au milieu de ces cieux agités, on pouvait voir des nuages, les uns très hauts, effilochés, les autres très bas, joufflus, parfois sympathiques, parfois chargés de pluie, de tonnerre et de foudre menaçante. La vie n'était pas facile tous les jours. Mais les tentatives effectuées pour contrôler ou prévoir ces fluctuations atmosphériques qu'on appelait le temps procuraient du travail, fut-il saisonnier, comme celui des ciseleurs de nuages. Une légende les rattachent aux anges déchus du paradis, une histoire d'aile à coup sûr, car ils volaient à l'aide d'assemblages de tubes et toiles. Ils appartenaient à une confrérie restreinte dont le nombre et l'activité grossissaient à partir du printemps. En hiver, le ciel triste les réduisait au chômage. Mais à la belle saison, les conseils régionaux les employaient à entretenir la beauté des nuées. A l'aide de leurs appareils, ils s'élevaient jusqu'à la base des nuages, affectionnant principalement ceux nommés cumulus dont ils nettoyaient les contours appelés barbules. C'était tout un art que de parvenir à donner à cette masse cotonneuse sa forme parfaite, avec une petite pointe vers le haut et une petite touche plus sombre dessous. Certains de ces hommes volants y laissaient parfois leur vie en tombant dans le trou d'ozone. Parfois, victimes de leurs ambitions, ils exagèraient en oubliant les dangers des gros choux-fleurs bourgeonnants qu'ils ne parvenaient pas à tailler à la bonne dimension, et qui les aspiraient tels des fétus de paille. Selon les régions, leur travail était plus ou moins périlleux. Ainsi, les orages des Alpes du sud présentaient-ils une menace sérieuse, au moins pour leur matériel. Ce 1er mai est donc aussi la journée des tubes, car ils en cassaient beaucoup. Ceci amenaient certains à rechercher des financements : leurs ailes se couvraient alors de messages, de logos étranges (fromages, papillons, ratons laveurs et saucissons). La peur du gros noir mythique existait toujours pour ces êtres frêles sous leurs armures agressives, fluorescentes à l'occasion. Cet emploi précaire recrutait bien souvent ses adeptes parmi la lie de la société - professeurs d'université, fainéants, boiteux, chômeurs.... On ne peut donc s'étonner des troubles engendrés par ces hommes à l'humeur susceptible. Les grèves étaient fréquentes pour protester contre les conditions de travail. Cela donnait lieu à des scissions du mouvement. Ceux qui pestaient contre le poids des appareils devinrent des "mous", sans structure. Ceux qui protestaient contre le manque de performance devinrent des "dur-dur" grâce au carbone cru moulé à la louche. Il leur restait malgré tout en commun de s'élancer en l'air en courant, et d'essayer de progresser dans leur voie propre. Tous voulaient plus de tout : de vitesse, de légèreté, mais surtout de rêve. Eternels insatisfaits pour la plupart ; certaines photographies nous les montrent cependant avec un sourire jusqu'aux oreilles lorsqu'ils ont atteint l'objectif qu'ils s'étaient fixé. But éphémère, puisque le ciel le mieux ciselé ne durait qu'un moment, comme plaisir d'amour ou femme fardée. La sagesse populaire savait cela, mais les fous d'Icare n'en avaient cure. Inlassablement, ils escaladaient la montagne, déployaient leur machine, tournoyaient erratiquement aux yeux des profanes doryphores pour poursuivre leur quête, comme l'albatros des mers du sud ou la mouette au dépôt d'ordures, tel le bousier incisif qui cent fois sur le métier repousse sa boule de bouse. Je ne veux pas être lyrique et je serai bref. Malgré leurs tentatives de briser leurs liens terrestres, ces êtres restaient frustres. Ils buvaient occasionnellement plus que de raison et juraient comme des automobilistes, ce qu'ils étaient souvent d'ailleurs. Pourtant on peut voir dans leur histoire les débuts de l'ère de l'art de l'air libre, de la nouvelle spiritualité et de l'énergie giga-gaga. Leur disparition nous laisse un peu comme des oisons oisifs, sinon oiseux. Une larme de nuage clôturait autrefois les discours en plein air. Je n'attendrais pas de signe du ciel, chers amis, pour vous inviter à boire le verre du souvenir. A la santé des ciseleurs du ciel : chacun d'entre vous sait bien que dans nos rêves ils ne sont pas morts car ils volent encore ! Pascal Legrand Visiteurs : 201 Retour à l'accueil |