LES DISPARUS 2019-06-01

J’ai connu des disparus à divers titres… Marc, Gilbert, Cross, René, Bruno, Yves… je ne parle pas de la famille. Certains étaient plus ou moins proches. Ce qui compte c'est qu'ils passent me voir à l'occasion. C’est seulement une façon de parler, car je ne vois pas de fantômes. Il s'agit d'une image mentale arrivant par association d'idées, en rapport avec le mot « souvenir » sur une plaque de marbre posée sur une tombe.
Mon premier disparu est parti dans la nuit. Il s'est endormi sur sa moto en revenant du travail. J’étais dans la fin de mon adolescence. Il était dans le début de la programmation informatique. Il roulait en général plutôt trop vite, mais bien. Il n'y avait pas de limitation de vitesse. Le casque n'était pas obligatoire. Jeune, libre, dans une banlieue normale des trente glorieuses. Les motos japonaises arrivaient en masse pour remplacer les anglaises. Rock and roll. Flower power. Trop fatigué, pas assez dormi, trop travaillé. Les circonstances sont un peu floues. Je ne sais pas sur quelle route. S’il y avait des arbres. Accident. Je n'ai pas le souvenir précis de son visage. Une Honda avec échappement un peu libéré.
Pour le cuisinier du club de voile sur la lagune à Abidjan j'ai une vraie photographie dans ma tête, avec son grand sourire Banania : un noir d’une grande gentillesse, que nous ne connaissions que superficiellement ; de bonnes grillades. Je n'ai plus les détails des menus mais c'était des tables gaies, sans protocole. Après les régates les bords retirés refaisaient à loisir les Victoires et les défaites. Il était grand, sonore ; il veillait sur nous, sans rien connaître de la navigation. Je crois qu'il n'aimait pas l'eau. Savait-il nager ? Mathieu. J’ai mis un moment avant de retrouver son prénom. Cancer. Il avait des enfants. Il est décédé après mon départ de Côte d’Ivoire. Je l'ai appris plus tard.
Je revois la plage sur la lagune, les cocotiers, le canal, les cargos, les pétrolettes, les pirogues, le port à bois, les Hobie Cats de couleur, le nôtre blanc.
Michel : petit brun frisé, actif, ingénieur, maître voilier, ex coureur automobile ; des heures de navigation ensemble, dériveur et bateau habitable (ou presque) pour la course. Méticuleux et précis, sur la réserve à l'occasion, mais toujours prêt à rendre service. Souvent un peu en retrait sur les photos. Sourire sincère pour l'appareil. Un peu vieux garçon, mais pas solitaire. D’ailleurs ils étaient deux quand le bateau a coulé. Le corps est arrivé sur la côte sauvage. Il a été identifié. Je ne sais plus quand, ni où j'étais alors. Il existe une aquarelle du bateau dont j'ai pris une photo.
Bernard : il parlait plutôt fort, racontait de mauvaises blagues. Séparé de sa femme retrouvée ensuite, qui est morte de maladie. Artisan, d'une sensibilité difficile à saisir, communicatif, mais gardant beaucoup de ses pensées pour sa consommation personnelle. Il savait bien voler en deltaplane ; il était prudent. Nous nous demandons pourquoi il a tapé trop fort la planète, un jour, dans un atterrissage connu, conditions aérologiques ordinaires. Je pense qu'il a un fils, que je n'ai jamais vu. Je ne sais pas pourquoi. En parapente, David quant à lui, n'a pas lancé son parachute de secours. Décès.
Parkinson a emporté lentement notre camarade un peu plus âgé, ex parachutiste qui bougeait et parlait de plus en plus difficilement. Nous voyions dans son regard la lueur de la vie qui s'éloignait, avec nos bons moments passés qui restaient à flotter autour de nous, incertains de leur devenir, comme il en est de tout avenir, alors que se dispersaient des objets témoins de son vivant.
« De son vivant » : il reste comme un écho. Mes pensées vont et viennent ; d’autres suivent ; d'autres nous suivent. Je ne sais pas ce qui leur fait faire surface, réapparaître quelques instants dans le flou du quotidien, à un moment ou un autre. Est-ce pour me rappeler nos fins à venir, nos plaisirs passés ? Je ne vois pas de leçons à tirer, ni de mesures à prendre. Je crois pourtant aux enseignements de l'expérience. Je vais donc continuer sur ma route, avec mes compagnons passés, présents, et à venir, et avec les petits bouts d'histoire qui continueront de s'écrire, ou pas.

Je cherche le vent
Qui portera mes cendres
Vers le Mont Fuji

Il y a des anecdotes que je peux associer avec les périodes et les disparus dont j'ai parlé, qui ne les concernent pas forcément directement. A un moment peuvent aussi apparaître des personnages qui passent.
Je revois un ami motard, lors d'une promenade sous une pluie de fin d'automne et de fin de journée, qui chute devant moi à cause d'un plot de signalisation à catadioptre placé sur la ligne jaune qu'il suivait au milieu de la route. La moto glisse avec étincelles, et lui sur le dos sur son blouson de cuir, sur de longs mètres de trajectoire heureusement sans obstacle. Il y a des jours où ce n'est pas le jour, heureusement, d'autres où une voiture arrive en face de la Jaguar.
J’ai des histoires de lagune, de moustiques, de cimetière de bateaux, d'employé immigré qui a peur d'être mangé, que j'ai déjà racontées.
Il y a la remorque à deux essieux, avec le bateau à plus de 2 m de haut, qui se décroche de la voiture, perd la boule, mais pas folle, car elle s'arrête en étincelles (encore !), le garde-boue sur la glissière de sécurité de l'autoroute, verticale. Je n'y étais pas. J’aurais eu très peur.
Il y a la part des anges du camion-citerne qui livre le carburant, ce qui finit par permettre d'acheter ce qu'il faut pour bien vivre.
Il y a la pierre ramenée d'Andalousie, qui fait souvenir.
Un jour tout va se mettre en place. Tout va s’ordonner et prendre un nouveau sens. Alors je découvrirai le chemin parcouru, et je saurai quel cap prendre pour mon nouveau futur.
Voilà. Ceci étant lu, il est logique de se dire que je suis préoccupé par la mort. Comment en serait-il autrement ? Mon père est décédé il y a un an. La mort était pour lui un sujet tabou. Ma mère qui approche la centaine me dit n'avoir « réalisé que récemment que ça allait se terminer un jour ». C’est quelque chose que j'ai compris il y a longtemps, à l'adolescence, quand le docteur m'a dit que j'aurai moins de rhumes en vieillissant, parce que les muqueuses s’assèchent. J’ai moins de rhumes, mais c'est aussi parce que je vois passer moins de microbes.
Je vis ma vie. D’autres en disparaissent, et c'est le fonctionnement de ma mémoire qui m'intéresse. Par hasard j'ai revu « il faut que la bête meure » de Chabrol ; régie Patrick Delauneux (et un certain Belmondo…). Je me rappelle son sourire, sa barbe, sa gouaille. Pour le film c'est lui qui a trouvé le voilier, un Golif du chantier Jouet, connu à l'époque. Je suis allé voir un tournage un jour ; souvenirs d'enfance un peu confus.
Les films et les livres traitent majoritairement de l'amour et de la mort. Il faut voir les proportions et la présentation. Quel type de fleurs désirez-vous ? Quels symboles ? Hier je suis passé au travers du trampoline du bateau, tombé à l’eau, pizza sur le bras par le frottement sur le flotteur. Une réaction : « et si c'était arrivé en mer sous pilote ? » Nous savons qu'avec des si… il n'y a pas de pilote sur ce trimaran. Oui, Tabarly n'était pas attaché.
Les livres nous racontent des destins qui se croisent, comme les nôtres tirent des bords. Nos neurones effacent, pour faire de la place, comme le sous-marin refait surface ; les images et les événements se suivent. Des interférences plus ou moins évidentes et/ou heureuses. La pendule noire a été volée. Pourquoi ne l'ai-je pas complètement oublié ? Parce qu'elle nous avait été donnée « en souvenir ». Du temps ? Je vais oublier l’œuf de porcelaine que j'ai donné après un vol remarquable. Le vol reste.
Le vol et la navigation sont de belles métaphores de la vie ; mais le sujet est plutôt le temps. Je m'étonne de mon impatience, alors que je me sens plutôt contemplatif. Je cherche d'improbables coalescences, et à résoudre quelques contradictions ; je cherche un style qui élimine les erreurs, qui mène quelque part, mêle ascendances et courants, cap et altitude. il me faut une cohérence dans les enchaînements et les décisions. J’aurais dû m'intéresser plus aux mathématiques, aux équations à résoudre. L’intention se traduit-elle par un plan et les moments vécus s'inscrivent-ils dans une belle et bonne démarche ? Vais-je rejoindre Pascal, et faut-il douter des certitudes ? Je me dirige avec l'expérience vers une reconnaissance de l'imperfection de nombreux choix.
L’expression « jeter l'ancre » (sans jeu de mots) est mauvaise : il faut la descendre lentement, filer chaîne et câblot, et vérifier qu'elle accroche bien. Ensuite vous pouvez manger tranquillement. Ite missa est. Je vous fais grâce de la suite.



Pascal Legrand

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