LA VASE DES POISSONS 2018-07-20

Il était une fois une presqu'île sur laquelle habitait un matelot un peu solitaire, qui tous les jours de beau temps prenait la mer. Si la brise soufflait il hissait sa voile, si la mer était d'huile il prenait son grand aviron sur son épaule et partait ensuite à la godille relever ses filets. Il pêchait des soles, des plies et quelques bars, dorades et mulets.
Quand il rentrait et débarquait son poisson sur le quai jamais il ne voyait princesse venue de son château pour acheter ses prises, ce qui fait que même s'il était joyeux et content de sa pêche, il restait quand même un soupçon mélancolique, surtout au lever et au coucher du soleil l'été, quand les merles le réveillaient, quand les martinets rasaient le toit de sa cabane de planches en faisant siffler l'air de toute leur vitesse. Il aurait voulu chanter et virevolter comme les oiseaux.
Parfois il rêvait aussi que les tripes des poissons qu'il vidait se transformaient en rubis et que les algues vertes devenaient des émeraudes, ce qui attirait grandement les belles jeunes filles des alentours.
La légende disait que quand la marée descendait et que la visibilité était bonne on pouvait voir un fort émerger des eaux. Au coin d'un créneau se tenait une fée avec un chapeau pointu. Comme on ne pouvait voir ses pieds il était impossible de savoir si c'était une sirène ou Cendrillon. Escarpins ou queue de poisson.
La fée était la gardienne des huîtres qui n'avaient pas le droit de parler, et des moules de bouchot rassemblées en une forêt de troncs noirs, alignés comme une armée de soldats prête à défendre le fort. Au jusant et au flot les courants racontaient des histoires de perles, de bijoux et les petits crabes chatouillaient les pieds des bigorneaux et des patelles, tandis que riaient les étrilles et les tourteaux, les dormeurs bien sûr et non les fromagers du marché.
Alors un jour le matelot vit la fée et sa fiole magique. Et que croyez-vous qu'il arriva ? Il n'arriva rien car elle était trop loin et il n'avait pas de jumelles. Puis la marée remonta et le fort disparut à nouveau sous les flots comme la ville d'Ys ; seul émergent encore quelques balises qui marquent les coins de rue. Le matelot n'était pas plus avancé, mais d'un autre côté, il n'avait ni surcroit d'ennuis ni belle-mère, ce qui lui laissait du temps pour ses loisirs, pour ravauder les filets et découper les filets, de poisson.
Parfois, faute de calamar, il allait s'acheter un cornet de glace sur la promenade, pour voir le beau visage de la marchande. Il sentait malgré tout qu'une petite odeur de marée ne se mariait pas au mieux avec les parfums exotiques (mangue, bounty et stracciatella), et comprenait bien que la belle ne pouvait pas tomber amoureuse de ses phéromones.
Impasse et marée basse. La boule tourne dans le sens contraire, noir et rouge, la chance ou pas, un jour et le suivant. Les saisons, quelques tempêtes. Les hommes s'activent à leurs tâches futiles et l'estuaire s’ensable ici, la côte recule là. Un tableau évoque une bataille navale avec des vaisseaux et des brûlots ; un empereur un peu manchot nous salue du chapeau.
Sur la vase luisante glisse un pousse-pied, une caisse allongée, sur laquelle il faut mettre un genou et pousser de l'autre jambe, ce qui permet de se déplacer sans s'enfoncer, pour aller chercher des vers ou des fées des vases, qui ne sont pas si courantes que ça, car il n'est pas facile de courir sur la vase.
Le matelot allait chercher des vers pour pêcher des anguilles à la vermée. Bien que de nos jours il y ait moins de pousse-pieds, sur l’estran il reste des tadornes, des bernaches, des courlis, des chevaliers, qui farfouillent pour trouver leur pitance. Le matelot sait qu'ils partent en voyage, et reviennent le moment venu voir la fée des vases, pour raconter ce qu'ils ont vu.
Je me demande quand il va boire l'élixir, trouver la perle, tomber amoureux, et de qui ? Je prendrai moi aussi un jour le temps de me poser ; ainsi le matelot me dira la suite.


Pascal Legrand

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