SABLE, CENDRES, ARBRE 2018-04-19

Je regarde le citronnier de mon père. Pas de fruits cette année car il a fallu le tailler radicalement l'année précédente à cause d'une maladie. Le tronc s’inscrit maintenant dans une courbe équilibrée par une branche qui part de l'autre côté. De petits bouquets de feuilles neuves indiquent qu'il est en train de se régénérer. Il part plus vers l'extérieur. Il ne coupe pas la lumière. Il semble fragile, amputé d'une partie qui était à l'étroit sur la terrasse.
J’ai lu récemment un paragraphe (dans « Train de nuit pour Lisbonne », de pascal Mercier) parlant de sables mouvants vers lesquels nous avançons dans nos vies, marquant des incertitudes. Nous finissons alors en grain de silice dans un sablier, en poussière pour serpillière humide ou en cendre légère dans le vent ; fugacité du temps. Nous persistons peut-être en dérive sous une autre forme, une d'idée immatérielle, éphémère.
Il me plaît d’imaginer mon père dans l’âme du citronnier, en cet endroit qu'il aimait. Il y a plus de lui en ce lieu que sous terre sous sa dalle de marbre. Ici il y a vue sur le jardin des romanciers (le Fontana Rosa de Blasco Ibanez), bassins, céramiques, palmiers. Don Quichotte est en frise sous les grands arbres aux formes parfois étranges, étrangement humaines, racines envahissantes. Ce jardin a toujours besoin d'entretien, avec des taches de couleurs répondant à la mer, à Ulysse qui s'éloigne dans des brises erratiques. Les cris rauques des goélands l'emportent parfois sur le chant modulé du merle du matin.
J’ai gardé du bois de citronnier. Il est dur et blanc sous son écorce noire, assez lourd, avec des courbures dont je ne sais trop quoi faire. Une fois poncé, je vois un blanc satiné, celui de sa fleur en bouton. Je regrette de ne pas avoir la patience du sculpteur ou le talent du menuisier, mon arrière-grand-père, qui a fait une chaire d'église en Normandie.
Cette silhouette du petit arbre n’est pas si jeune, et au-delà il y a une perspective verte, avec un peu d’azur. C’est un contre-jour qui fait contraste, détache les feuilles sur le ciel, balance l'élan vital dans un équilibre qui tend vers une aspiration, vers l'envol à branches ouvertes.
Rez-de-jardin à vendre. In Memoriam.

Tronc noir humide
Citron jaune et feuilles vertes
Nouvelle courbure


Après l'image.
On peut lire entre les lignes ci-dessus des sens qui ne sont pas exprimés directement. Est-ce un genre d’oraison, une façon de faire son deuil ? Probablement, et dans ce non-dit il doit y avoir encore d'autres couches sous-jacentes.
Je m'allonge sur le divan, et je vous parle du temps où la Côte d'Azur n'était pas si bétonnée, ou le sud était lieu de villégiature, de refuge hivernal face au mauvais temps du nord de la Loire. C’est l'image transmise par les affiches SNCF où était-ce le Paris-Lyon-Marseille, avec le train bleu, couchettes et wagons-lits Cook, presque l'Orient-Express. On y parlait comme Hercule Poirot. Je faisais alors du patin à roulettes sur le front de mer, avec quatre roues pas en ligne, et des sangles en cuir dessus. Pas de rollers, pas de protections de poignets, genoux, coudes, mais des égratignures efficaces. Mes parents m'autorisaient à apprendre à évaluer les risques, dans une juste mesure.
J’ai beaucoup de bons souvenirs, de respect, de gratitude. Je vois le temps écoulé. Pouvais-je faire autrement que tailler le citronnier ? La métaphore vient-elle en flottant légèrement sur l'inconscient ou poussée par une culpabilité freudienne, le meurtre du père ? Ce qui serait le résultat d'un manque de communication et/ou d’une incompréhension. Je ne me suis pas senti chez moi dans ce refuge. Ma Côte-d'Azur d'aujourd'hui n'est pas celle des romans de Max Gallo : il y a un flot de voitures, de scooters, et pas mal d'immigrants qui passent. Digicodes, restaurants trop selects, parkings souterrains. Certes il n'y a pas que cela. Il y a l'arrière-pays, le refuge.
J’ai pris cette photographie pour l'esthétique de l'arbre. Est-ce là sa place ? En fait il s'est adapté, pas toujours facilement. Il a abondamment produit d'excellents citrons. Je n'y suis pour rien. D’un côté il pousse comme une vague, de l'autre comme les bords d'un nuage. On voit au travers. je suis heureux qu'il soit là, car je ne l'aurais pas connu ainsi ailleurs. Je ne vais pas me battre contre les moulins du passé. Je vais plutôt essayer d'être moi que de créer un personnage. C’est ce qui fait que je ne suis pas romancier, que la réalité colle à mes chaussures, les pieds sur terre, dieu absent, parti faire sa guerre sans doute, le dieu de mon père, que j'ai trucidé comme Saint-Michel son dragon. Le voilà le fossé creusé, que l'on comble de feuilles à l'automne, mais qu'il est difficile d'essayer de traverser, grand comme la Méditerranée, pas de marée, très pollué.
Après la pluie, dépression sur le golfe de Gênes, les branches horizontales s’ornent d’une guirlande de gouttes, chapelet de perles, dont les transparences attirent le regard.
Le citron de Menton peut se manger avec sa peau. Il n'est pas acide. Il me reste la possibilité de mettre quelques pelures au cimetière. In Memoriam.


Pascal Legrand

Visiteurs : 97

Retour à l'accueil