RETRAITE À LA LONGE 2018-04-19


Il fait encore frais avant l'aube, Orion dans l'Ouest, une lune pleine éclairant très blanc, et je me demande encore si c'est Vénus ou Sirius que je vois devant moi dans le Sud-Ouest. Si j'étais yogi j'aurais pu avoir envie d'aller faire dehors quelques exercices pour profiter de la somnolence tranquille de la nature.
Quel but se donner pour la journée ou pour la vie ? Qui ne se pose pas un jour ce genre de question ? Nous sommes des êtres habités par le doute (sans vouloir plaisanter). La pierre nous rassure, pourtant elle est au final souvent tombale. Un bon investissement.
J’ai décidé d'aller réfléchir au fort, un peu parce qu’historiquement cet ouvrage défensif est une absurdité qui n'a jamais joué le rôle prévu, une question de portée des canons ; ce fut néanmoins une construction difficile, avec courants, tempêtes, obstination humaine dont les fruits ont été longs à mûrir ; mais il y a eu, il y a quelques temps, des jeux distrayants, avec des tigres et des cachots, qui étaient largement diffusés sur un petit écran appelé télévision.
Ce fort n'était finalement ni une prison ni un hôtel, grâce à sa rencontre avec le grand public. Beaucoup d'eau est rentrée et sortie des Pertuis depuis. Il y a eu des aventures humaines, des aventuriers sur d'autres planètes. Il reste des huîtres, des moules, des crépidules. Quelques hommes entretiennent le fort. Je crois qu'il est devenu un lieu de réflexion et d'attente, un monastère sans dieu ni radiodiffusion, une survivance d'un passé très lointain, pour garder des rides de pierres qui nous rapprochent de la nature. Il est occupé par les cavaliers des vagues qui viennent séjourner en petit nombre pour une durée appropriée. Il n'y a pas de réservation ; il faut s'y rendre et en revenir à la pagaie, sur des embarcations qui sont un héritage lointain de peaux de phoques cousues, et de troncs creusés. Les novices arrivent comme apprentis et peuvent devenir résidents après l'acclimatation, une période où l'organisme se recale, se régule au rythme des marées, des lunes, des amplitudes que l'on nomme marnage. Il est question de volume d'eau comme pour les sirops jaunes d'antan. Le rocher socle sur lequel le fort est construit se prolonge par une arête sous-marine vers le nord-ouest, un haut-fond qu’évitent les navires de fort tonnage, et qui engendre au passage des dépressions des déferlements de longue houle. L'hiver quand souffle le suroît elles s'accompagnent d'un panache d'écume qui fume comme les locomotives à vapeur des grandes plaines ; les vagues font le tour de la pointe de l'île. Elles avancent ensuite face au courant qui les creuse et leur dresse une crinière de pur-sang.
Ce spectacle pourrait suffire à la méditation. Mais les cavaliers sont des moines-chevaliers qui cherchent un Graal dans les transparences mouvantes des pentes marines. Ils cherchent la valeur de l'instant, l'équilibre des forces et de la vitesse, l'harmonie des trajectoires et la puissance de l'imagination, de l'illusion de la perfection. Ils accompagnent le déroulement de la vague, en partant du sommet, accélèrent et décrivent des courbes, inscrivent des sillages, des envols, des jaillissements, un voyage. Tout change en fonction de la hauteur d'eau et de l'éclairage. Il y a donc un bon endroit et un bon moment en fonction de vos compétences, qu'il faut évaluer à leur juste niveau, pour éviter une chambre verte qui vous laisse sans souffle ni oxygène. Les cavaliers cherchent à lire le message des ondes, hauteur et fréquence, afin de voir quel type d'embarcation est mieux adapté au cérémonial du jour, de la grande pirogue à balancier ou non, à l’aile marine, qui est autant poisson qu’oiseau puisqu'elle vole sous l'eau. Les avancées technologiques ont permis des améliorations de performances remarquables. Les poissons volants sont presque jaloux de certaines évolutions savamment chorégraphiées au son de musiques grandioses. Dans les tribunes sur l'île des spectateurs participent par écrans géants, images de drones. Des longues-vues trois dimensions sont disponibles. En général les images parlent d'elles-mêmes. Les cavaliers se doivent de rester humbles et discrets, pas seulement devant les éléments. Leur attitude construit leur force mentale.
Entre les bouées et le fort ils cherchent l'équilibre du temps, peut-être pour suspendre l'instant afin d'avoir une vision de l'infini ou de l'Éternel, ce que nous pensons tous être illusoire. La démarche introduit quelques questionnements, dont le traditionnel « pourquoi ? ». Cette quête de fluidité implique souplesse de la pensée, coordination des mouvements, unité de l'être. Le doute philosophique est sous-jacent et permanent comme le rocher. Il faut que le fort soit juste (Pascal). Vous voyez bien que j’ai aussi besoin d’un peu de repos. C’est le vent qui souffle.


Pascal Legrand

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