DERRIÈRE LE COMPTOIR 2018-02-26


1 Introduction
Je pourrais commencer en mentionnant deux couleurs : rose et noir, car on dit voir la vie en rose ou voir tout en noir ; mais ce n'est pas pour autant le sujet, qui est de plonger dans mon passé pour y trouver quelques constituants de mon présent, afin de mieux le comprendre. Après tout il y a un moment où je peux me permettre de regarder en arrière, de déterrer quelques non-dits, pour estimer leurs conséquences. Je n'irai pas jusqu'à briser le tabou, ni jusqu'à inventer des justifications scabreuses pour mon justifier mon état actuel. Je ne vais pas si mal. Je vis dans une normalité très acceptée, mais l'indulgence du lecteur est toujours appréciée.
Mon père et mon grand-père aimaient les trains. Quant à moi je possède une locomotive noire, que j'ai gardée et qui vient d'un circuit de train électrique avec lequel j'ai joué. C’est une Pacific 231. Je ne m’y connais pas pour autant, et mon intérêt est limité au fait qu'elle évoque pour moi celle que je voyais manœuvrer sur le passage à niveau à une centaine de mètres de la maison le matin. Je devais me pencher par la fenêtre et regarder vers le nord. Je n'avais pas encore vu « La Bête humaine » et « le mécano de la générale », mais la machine était imposante, plus encore pour un gamin pour qui la vapeur appartenait déjà à un autre âge.
S’il y avait eu un tunnel à traverser, mon analyste aurait pu dire que j'en ai fait un symbole phallique de par son démarrage massif, impressionnant de pesanteur, avec son essoufflement, en avant, en arrière, et le long cylindre noir de la chaudière. J’avais encore peur du noir, survivance de la nuit, peur de l'inconnu, du mystère. Il me restait beaucoup de choses à découvrir. Il suffisait de regarder par la fenêtre pour voir une indiscutable représentation de l'allongement du pénis.
Deux chênes
Jardin : pré liminaire entre tien main tenance.
Bielle huilée, piston lubrifié
Chaudière sous pression, vapeur
Et le souffle « There she blows ! »
La locomotive noire manœuvre,
Les roues tournent
Et bientôt siffle l’heure.
La voie de chemin de fer est devenu piste cyclable et route goudronnée. Psychanalytiquement je ne pense pas que ce soit important, sauf que presque tout doit l’être bien-sûr.
Aparté qui parle de littérature : Pierre Loti
Le mariage de Loti
Le roman d'un spahi
Madame chrysanthème
Julien Viaud, aspirant de marine et écrivain, nous raconte ses amours dans ces trois livres. On peut se demander dans quel but : pour l'argent, la gloire, ou pour essayer de fixer sa jeunesse sur papier et dans sa tête ? Il vit donc pour quelque temps avec une polynésienne (très jeune), avec une africaine (très jeune, noire), puis avec une japonaise (jaune et délicate bien sûr). Il n’y a rien de compliqué dans ses relations de marin en escale, courantes à l'époque (et maintenant ?). Ce sont des romans écrits d'après une aventure vécue. Je les ai lus tardivement, après avoir visité son incroyable maison de Rochefort. Le lecteur découvre une vie et un auteur. Il se dit qu’il aimerait aussi en savoir plus sur les préférences et les différences de ces dames/demoiselles. Le récit est, pour nos standards d’aujourd'hui, très pudique et sans détails croustillants ; juste quelques mentions de formes et de taille (petite), rien sur les petits mouchoirs utilisés par les japonaises dans les estampes coquines d’Hiroshige ; pas de détournement érotique de pâte d'arachide africaine ou de lait de coco tahitien entre les seins.
Je ne suis pas romancier ; je me vois mal raconter mes conquêtes et ma vie sexuelle, ou alors il me faudrait avoir en tête des récits avec plus de 50 % de fiction pour me lancer.
Escale à Quiberon : une folle nuit avec la marchande de glace ; rien de très sentimental, mais de la performance. Retour au bateau le matin à la nage.
Mouillage aux îles Scilly : comptoir du bar, séduction soignée, promenades dans les bruyères et communion des corps. Il me reste quelques lignes et écrits qui me plaisent encore.
Je pourrais penser à quelque histoire plus sérieuse sur le continent américain, à quelques rondeurs parfaites accompagnées de gentillesse, les petits angelots de l’amour flottant autour. Le phénomène s'est reproduit plus tard, mais il y a des circonstances où les appareillages semblent écrits dans le grand livre, où la séparation, même si elle n'est pas souhaitée, est comprise pour cause de croisement de routes sur des caps différents. Les métaphores nautiques sont assez ‘de rigueur’.
Référence littéraire : Philippe Labro « l'étudiant étranger » ; on est toujours le produit de son époque et se remémorer les bons moments n’est pas désagréable. Par contre c'est plus compliqué de parvenir à organiser tous ces souvenirs ; mon esprit ne fonctionne pas obligatoirement en mode chronologique. Par exemple dans les virginités perdues qui m'ont laissé un souvenir il y a la mienne de toute évidence, mais aussi il y a celles qui m’ont été racontée, remarquables ou non. J’ai du mal à penser à des jalousies rétrospectives après des confidences sur l'oreiller. Je ne suis pas certain qu'on puisse parler de complicité non plus, mais plutôt de partage d'expérience, ce qui est déjà un bon degré de communication.
« One Night Stand, pillow-talk. I am glad you came.” Ah… l'incompréhension d'une autre langue ! Je crois je e sais qu'il me reste beaucoup à apprendre et que ça ne changera pas. Petit bonhomme de chemin, vent portant si possible, cohésion de l'équipage.
Je n'ai pas fait le tour du monde. Je n’ai pas visité tous les continents, ni même été le roi de ma rue. Mais « grand guerrier avoir trouvé fourreau serré », main de velours, mâchoire d'acier, lèvres gourmandes ou bavardes… ce qui nous entraînerait facilement dans un autre type de littérature.
2 L'évolution
Le gisant et la lévitation
Du surfer graffiti au QR Code
L’homme de Vitruve
Il faut que ça bouge, ou pas. Le matin j'ai plutôt tendance à penser qu'il faut que je reste un peu allongé, les pieds au chaud, surtout s'il pleut ou si il fait froid dehors ; d'où mon attrait pour la méditation, qui me donne un prétexte, tout comme la lecture, pour rester au lit. Sur le ventre je suis tenté de faire des pompes ; sur le dos je suis plus enclin à penser à la lévitation, en droite ligne de sainte Thérèse d'Avila et des bouddhas, que j'ai déjà évoqué ailleurs.
Dans une vie précédente je fus gisant dans une cathédrale, forme de pierre de tombeau, dans le froid l'hiver et le frais l'été, dans une nef sur un plateau ou une plaine où souffle le vent, chevalier occis plus probablement par une maladie du Moyen-Âge que par des blessures de bataille. Je ne me souviens pas avoir été volontaire pour une croisade. Le Moyen-Orient est une région trop agitée pour moi, et j'avais peu de sentiments religieux, pas de foi pour tout dire, sauf dans la structure sociale de mon époque, et dans les codes de la chevalerie. Mon épée sur le ventre, tout en longueur, je regardais passer le temps et la lumière dans les vitraux qui se reflétaient à l'occasion sur les colonnes et les vitrines des ex-voto. J’étais placé dans cet endroit par tradition. J’avais accepté ma place dans l'échelle sociale. J’avais fait le nécessaire et le suffisant pour la mériter, dont les donations au clergé, qui étaient assez obligatoires, un peu comme nos impôts. La Liberté n'était pas ce qu'elle est devenue.
Plus tard je suis passé par le graffiti : au départ un surfer avec une planche sous le bras, proche du logo, ligne foncée, angles aigus. J’évoquais l'Indien venu de la forêt, le tropical, l'exotique, la religion du soleil. je me suis un peu aplati sur le mur, un peu enveloppé, pour ressembler à une silhouette inca, avec plus d'angles droits comme dans les temples, des emboîtements, des petits bonhommes dont le message est mystère dans la ville, un signe de présence. Je suis devenu code, QR code. Je peux être lu d'un flash, d'une lumière artificielle, ce qui me fait me sentir dématérialisé, numérisé, transporté vers les astres et le vide intersidéral. En même temps je me demande si ce n'est pas un peu loin pour moi, qui ne voulait déjà pas aller à Jérusalem. Alors je redescends sur terre.
J’ai trouvé un esprit qui me suggère curiosité et ouverture grâce à Léonard de Vinci : je suis l'homme de Vitruve. Certes je fais encore dans le logo genre entreprise d'intérim, mais ce n'est qu'un accident de marketing publicitaire. L’essentiel est ailleurs dans l'équilibre, les proportions, et l'éphémère figé dans le dessin, ce que je retrouve un peu dans mes divers avatars.
Les trois temps donc je parle ne sont pas dans l'ordre de la linéarité occidentale, mais n'oublions pas qu'il y a d'autres organisations et enchaînements possibles. J’ai du mal avec les neurones leurs connexions et leurs façons de ranger. L’esprit fait des rapprochements, tisse des liens, marie les couleurs, les corps, et le chaudron devient volcan, explose en éruption vers un nouveau départ, une coulée qui porte, creuse, comble, se refroidit et se fissure.
Sous la pression se forme parfois une terre, une eau, un diamant. J’espère que mon être parviendra à s'envoler suffisamment haut pour voir ces quelques petits points d'étoiles de la Voie Lactée.
Détendez-vous et respirez profondément.
Laissez-vous couler vers les profondeurs de l'inconscient. J’ai une attirance vers l'autre côté du miroir (Alice, Lewis Carroll). J’aime savoir ce qu'il y a sous la surface, écueils, oursins, coquillages et poissons plats. Mais j'aime aussi le tableau que je vois sur la surface. J’ai le souvenir d'une armoire à glace où je voyais l’origine du monde, noire et rose comme il se doit. Il est vrai que la rétine est d'autant plus impressionné par le rose que la peau est noire. Il n'y a pas de lumière dans les grandes profondeurs. Attention à l'hypoxie et aux dangers des remontées trop rapides vers la surface. Apnée conseillée ? Une dimension verticale, et l'idée de la mort apparaît.
Le sous-marin est un cercueil, le grand silence. Je vous rappelle l'importance de la perpendiculaire, donc de l'angle du positionnement de la longitude (historiquement la première). La troisième dimension est dressée (comme une table) pour une navigation augmentée, affichage tête haute. Profitons du paysage et des données. N’est-il pas mieux de jouir de l'instant à l'instinct, de se laisser aller dans le courant du temps, plutôt que de l'enregistrer dans la mémoire pour un hypothétique éternel retour ?
L’Homme de Vitruve agite les bras pour me faire signe de décoller, chien jaune de porte-avion. Je sens la poussée de la catapulte. Bientôt la piste ne sera plus qu'un petit point au milieu de l'océan. Je suis content d'avoir mes références ; je me sentirais perdu sans. La puissance du réacteur fait que je dois aller trop vite pour pouvoir contempler le paysage à loisir. Je fais durer le plaisir du pilotage avec quelques grands virages. Mon aile revient parfois frôler les flots, et laisser un sillage, puffin rapide entre deux crêtes, cicatrice légère sur le miroir, espoir de fluorescence verte ou de lumière noire.
Respirez soufflez.

3 La Reine Noire est absente
Heureux le marin qui peut s'asseoir sur la jetée et contempler la mer en pensant aux voyages dont il est revenu. Il a déjà un certain âge. Il a vu d'autres contrées, a satisfait partiellement sa curiosité. Il sait qu'il ne connaîtra au final que peu de choses, et s'en accommode avec une certaine philosophie, un bon sens paysan et voltairien, qui n'exclut pas une certaine frustration.
Les cocotiers du lagon s'invitent l'hiver dans ses pensées. Les vahinés de Gauguin gardent leurs mystères et leur peur des tupapapaus. Je me demande comment se mélangent mes lectures et mes souvenirs, pour former dans mon esprit ces images, ces mémoires qui me paraissent parfois peintes de plusieurs couches, un thème pouvant apparaître différemment à quelques années d'intervalle.
Les livres d'histoire ont parlé du continent noir. Le Maghreb était couleur caramel, avec des fleurs d'amandiers très japonisantes. J’ai vu des cargos au mouillage dans plusieurs rades foraines, où ils évitent selon vent et marée. Pour aller d'un continent à l'autre il faut bien des marins ou des pilotes avec des histoires d’ancre qui chasse, de pannes-moteur, de rencontres...
Je commence donc à l'embouchure du fleuve. Il pourrait s'agir du Sénégal dans le film » les caprices du fleuve » (B. Giraudeau), que j’associe avec « le Crabe-Tambour » (J. Rochefort) juste parce qu'il me transporte ailleurs. En fait c'est à Conrad et à sa longue nouvelle « Au cœur des ténèbres » que je pense. Ce qui compte c'est le comptoir, l'isolement, le décalage culturel.
Je mélange un peu avec Bogart dans « African Queen », pour le canot avec son moteur capricieux, sa silhouette de vapeur de collection pour gazon anglais. Par le lien du livre et d'un conflit à l'autre, je ne peux manquer d'évoquer « Apocalypse Now » (tourné aux Philippines), ses hélicoptères, son capitaine surfer, la musique de Wagner. C’est vert de jungle.
Ce n'est pas l'Afrique de Saint-Exupéry, « Terre des hommes » ou « Le petit prince ». Tout ceci se combine avec mes souvenirs d'une descente de la Comoé, fleuve de Côte d'Ivoire, qui se termine à la nuit, dans un village où c'était l'heure du bain/ablutions, pas celle de la visite du blanc. Pas de rapides, pas de panne de pagaie. Une végétation généreuse, au milieu de laquelle se déroule un tapis de papillons bleu-vert à mes pieds, dans la forêt derrière chez moi.
Ma vision du continent a plus d'eau que de désert. À Mopti les deux se retrouvent sur les rives du fleuve avec les cases Bozo qui se fondent dans le paysage des rives sur lesquels reposent les longues pirogues aux étraves peintes, rassemblés comme des troupeaux.
Au nord les tentes berbères sont aussi en harmonie avec leur environnement, ainsi que les huttes sur la route de lave de Tadjourah, (Djibouti). Elles ont vu passer Rimbaud et ses fusils.
Comment échapper à la question de l'eau : trop, trop peu, trop loin… chutes spectaculaires, ou oued à sec. Des archéologues cherchent les premières apparitions de l'homme. Trouvera-t-on la première goutte d’eau ? Ai-je la mémoire d’une source primitive au temps d’Eden où l’arbre n’avait pas encore été abattu pour traverser l'océan ? Les esprits de la forêt ont-ils dû se réfugier sous les mousses, grimper dans les lianes à l’approche d’une grande sécheresse ?
Les femmes à la démarche ondulante portent de lourdes charges, des canaris, sur leur tête. Elles avancent d'un pas régulier. Elles ont de l'allure sur un chemin qui dure, sur le sentier ou sur la piste des grumiers lancés surchargés. Les images passent sur l'écran. Mil, manioc mortier et pilon. Plantations de palmiers à huile, bananiers alignés, terre rouge ou sable des dunes, sable soufflé. Khamsin, chergui, sirocco. Oiseaux chanteurs colorés, guêpiers rolliers.
Ségou ville tranquille. Histoire des peuples (peuls, Sénoufo, bambara, malinké - petits hommes trapus de la foret, corps élancés du sahel -), livre à lire de Maryse Condé, « Sama Yoon » à écouter.
Des cheveux crépus, des coiffures afro, du volume pour les mains et les oreilles, dans des étendues qui restent à parcourir pour y découvrir des libertés enfouies, strates, sédimentations, fossiles ; nautiles et spirales d'ADN vers les étoiles.
Le chant des pêcheurs m'a réveillé un matin calme sur la lagune. Travail d'équipe et grand filet. Matins du monde sans viole de gambe. Petits poissons, crabes de palétuviers, palmes de cocotiers. Je crois que je me suis senti de passage, sans amertume ni beaucoup de bagages.
À l'aube.

Au cinéma le public voit le sillage de la torpille fonçant vers sa cible. Le temps est suspendu comme la peur dans le tunnel dans lequel le poignard du meurtrier va frapper. Le bouton rose permet-il de ressortir vivant de la scène, de contrôler le temps, goutte à goutte, tic-tac de pendule. Où sommes-nous dans le train ou sur le cargo du convoi de l’Atlantique (« the U-boats taking their toll »)?
Le capitonnage du cercueil est fait de tissu soyeux, blanc ou rose. Il manque probablement quelques mots latins « ad vitam æternam », ou « ad majorem dei gloriam ». Autre langue encore, et écho du passé : les légions romaines (puis Star Wars). Ovide « l'art d'aimer ». « Ite missa est ».
Un peu de dentelle autour, et des vis dans le couvercle bien sûr.

Ah oui, la mort qui est derrière le miroir… je lui parle derrière le comptoir. Comme le temps elle est toujours là, avec uniformité et indifférence. La vie : c'est la différence de température le matin, entre mon café et le yaourt qui sort du frigo : ça réveille mes papilles et mes sens endormis. Dans la nuit mon cerveau vagabonde de nuages en vagues vers des courbes féminines. Quelle chance de vivre cette dématérialisation partielle et cette abolition de la pesanteur. Au matin reviennent les raideurs et les dérives des sens, multiples.
Essence, existence… sustentation et portance : le pouvoir des mots, dit-on. Je vais léviter un peu, juste pour m'aérer, juste pour ressortir vivant au bout du tunnel dans la lumière, ou peut-être pour marcher sur ce chemin de campagne, à flanc de coteau, là où la vie paraît simple, un livre d'enfant, sauf en ce qui concerne cette vieille croix à la croisée des chemins, présence trop humaine, qui fait que je vais devoir reprendre mon rêve une autre nuit, et qu'il y aura un autre jour, d'autres illusions à extraire des réalités afin d'alimenter mon récit.
Homme-mémoire… réminiscences. Et l'action dans tout ça ? Où est l'énergie qui fait parcourir le monde ? Comment alimenter la chaudière du désir de découvertes ? Jusqu’à la fin pourrais-je voir le passage comme je l'ai déjà entrevu ? Mon activité cérébrale manifeste était là, pas tout à fait hors du corps, comme lors de cette légèreté que cherche le yogi, ou l'esprit du Bouddha. Elle n'est pas sagesse même si elle engendre de l’élévation. J’essaie de compléter mon tableau avec musique et parfums mais je ne réussis pas vraiment. Je ressens mon manque de connaissance, sans en souffrir réellement car ce vide m'appartient et fait partie de moi. Je n'arrive pas complètement à être le néant qui m'entoure. Manque de confiance ? Une crampe du à mes exercices d'hier, ou le souvenir d'une poitrine sautillante ?
Que mange-t-on à midi?
J'aime le dos et les chutes de reins. Celle peinte par Gustav Klimt, « Poissons d'argent », huile sur toile 1901-1902, avec sa surface généreuse, accueille mon regard qui se perd dans des subtilités lascives. Chute de reins et désir, paresse… lente spirale qui monte vers le regard de la dame, dont la tête se tourne, accompagnant le mouvement des cheveux ; couleurs de rêve et de pierres précieuses, une mosaïque de jade, rubis, émeraude, saphir…avec une froideur d'antan, disparue dans la représentation et la texture de l'image mentale, dans le grain du papier ou dans le pixel reproduit.
Ce monde de fin de siècle est-il si loin ? Est-il dans ma tête ? Il y a toujours un après-guerre, des années folles, des libérations, des envols, des sinuosités de pistes forestières envahies par des végétations de jungle, et des reflets de dune au couchant. Mes dos oniriques sont riches d'évocations des espaces infinis de houles du Grand Sud.
Velasquez nous laisse une Vénus de Rokeby. Je ne sais si c'est un lieu où une personne. Elle a un dos d'odalisque et de fins élancements de membres allongés. Vénus au miroir, et aux reflets impossibles, visage qui vous regarde, œuvre irréaliste du peintre, à laquelle nous voulons croire. Les cercles se tracent et s'entrelacent. On parviendrait pour ainsi dire à avoir des géométries cubistes dans des chairs qui ne sont pas encore alanguies. Il y a beaucoup de tableaux de dos qui s'offrent à nos regards, tantôt curieux, inquisiteurs, explorateurs.
Leur présence n'est pas celle d'une petite statue, statuette, figurine. Elle est accroupie sur la cheminée, de couleur sombre, polie, bronze patiné (pourrait-elle être de pierre reconstituée ? - je ne pense pas). Son poids souligne ce bas de dos que le doigt peut effleurer pour attraper la lumière et le velouté lisse au-dessus de la vallée.
Ceci suggère qu’il y a forcément une histoire ; pas Rodin et Adèle, mais une devanture d'antiquaires et un amour durable formé, sculpté. Il existe une chaîne de l'artiste au vendeur à l'acheteur jusqu'au contemplateur, dont la présence est due au hasard des vies. Il voit bien cette tête tournée elle aussi, qui a pour le passé un penchant, un sentiment très présent, figé dans une attitude souple, mais malgré tout inflexible, celle de l'instant qui glisse, velours des arrondis, tissu qui plisse, rideaux tirés sur les pierres de l'atelier. Au matin on entend des coups de burin, des éclats de scintillements de fusées éclairantes, feux de détresse vers d'autres naufrages, d'autres chantiers, où des membrures en chêne dorment aux côtés de bordés en acajou, attendant le charpentier qui prendra la suite. La voûte de la poupe un jour va caresser l'eau, et tout ceci ne sera qu'un même cordage de torons serrés, dans lequel quelques fils d'or ou d'argent se seront égarés.


Pascal Legrand

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