LES LAPINS VOLANTS 2017-05-20





C'était l'hiver. La plaine était couverte de neige sous la lune. Nous avions décidé de faire un saut en parachute pour le plaisir des sensations nocturnes et froides de la saison. L'idée paraissait un peu folle et il n'avait pas été très facile de trouver l'avion pour nous larguer car nous n'avions pas voulu nous préoccuper des autorisations. Nous étions deux à sauter, mon pote bien fêlé Surfing Pumpkin et moi. Le pilote était un vieux baroudeur prêt à tout avec son petit coucou qui n'était plus de première jeunesse.

La piste de l’aéro-club était déserte et gelée et le moteur faisait un bruit d'enfer dans le clair de lune. Dès le décollage nous étions déjà dans un monde irréel porté par l'air lourd et calme. Chaudement vêtus -maman aurait été contente- nous étions prêts, nous avions presque tout prévu. Malheureusement, le carburateur a givré. Et le pilote nous a dit que tant qu'à faire on pouvait sauter tout de suite, il se débrouillerait. La grande bouffée d'air glacé, la secousse de l'ouverture et le calme. Nous étions suffisamment haut malgré tout. L'avion s'éloignait vers le terrain, moteur coupé et nous planions au-dessus du grand blanc qui gomme les références visuelles d'altitude et d'éloignement. Ca se passait presque comme prévu. De toute façon, c’était en fait pour aller vers l'inconnu que nous nous étions lancés dans cette aventure.
Atterrissage supposé plus loin, là-bas, ailleurs. On téléphonera après une petite marche, après avoir rangé nos affaires, et le vieux Jack viendra nous chercher pour le dernier verre, l'avant dernier peut-être...

Pumpkin s'en donnait à coeur joie avec quelques virages bien appuyés et des ressources qui le remontaient jusqu'aux étoiles. C'est bien le matériel performant, mais à force de faire les joyeux, nous ne savions plus trop ou nous étions. C'est facile de se perdre la nuit en l'air sur un désert blanc. La lumière d'une maison isolée nous servit de point de mire.

C'était une grande bâtisse qui faisait comme une masse sombre sur le sommet d'un tertre. S'il y a la lumière, il y a l'électricité, donc le téléphone, ce qui n'est pas toujours le cas dans ces contrées reculées. Peut-être même y aurait il une petite gnole locale pour nous réchauffer le gosier. Voilà le beau rêve du petit gars un peu engourdi qui s'apprête à se poser au milieu de nulle part.

Six fenêtres de façades regardent la nuit face à un terrain montant où il fait bon atterrir. Vas-y donc pour voir. Je pose et je plie. Surfing Pumkpin me rejoint.

- "Imposante la maison !
- yapluka qu'à espérer un autochtone sympa".

Je soulève le lourd marteau de bronze et le laisse retomber comme un gong. Un genre de gnome amélioré vient apparaître dans l'entrebâillement de la porte et dit :

- "Cela fait toujours plaisir d'avoir de la visite. J'ai observé votre atterrissage, votre arrivée était un peu magique. Entrez dans le salon et asseyez-vous. Je vous apporte à boire".

Nous sommes dans une grande pièce aux fauteuils de cuir marron avec une belle cheminée de pierre où trône un oeuf de Christophe Colomb, sur fond de bibliothèque bien garnie. Cela nous donne une impression de confort agréable.

Une fois les présentations faites, notre hôte, le Docteur Klaus, nous parle de lui. Les gens aiment parler d'eux, le problème étant de savoir s'ils ont quelque chose à dire. C'est l'ambiguïté de la parole.

Il portait des petites lunettes rondes finement cerclées qui soulignaient son regard perçant.

- "Je fais des expériences, des expériences médicales", dit-il, "l'influence du zen sur le métabolisme des lapins. J'élève des lapins ; des lapins angora, aux longs poils blancs."

Mon copain et moi, on se regarde. On se demande où tout cela allait va nous mener et je vous jure qu'on n'en a pas la moindre idée. L'hospitalité c'est bien, mais il ne faut pas en abuser.

- Je fais des expériences sur la mémoire. L'influence des perceptions des formes et des couleurs sur le comportement en fonction de l'état mental. C'est là que le zen intervient. Avez-vous déjà contemplé un jaune d'oeuf sur la neige ? C'est comme un système solaire, une galaxie, le commencement de la vie. Mais ce n'est qu'une image. On aimerait jouer à Dieu, se dire que c'est le début de la création. Tentation futile néanmoins. La réponse est dans la contemplation. La vie n'est qu'une autre réponse à quelques questions."

Pumpkin et moi, on a du mal à suivre ces élucubrations. Chez qui est on tombés ? Notre perplexité se lit à coup sûr sur nos visages, car il nous propose un autre verre.

- "Cela vous ennuierait qu'on téléphone, demanda Pumpkin
- Je vous en prie. L'appareil est dans le hall."

C’est bon. Jack viendra nous chercher, mais cela prendra du temps car la route n’est pas dégagée à cette saison.

- "Comment vous arrangez-vous ici à l'écart de tout ? » j’alimente la conversation
- Je fais simplement des stocks. J'ai ce qu'il faut. Le froid, ça conserve."

Ce type nous intrigue bien sûr. Nous cherchons l'angle pour comprendre. Il ne nous inquiète pas vraiment. Nous sommes là pour ça, pour découvrir quelque chose, pour le contact humain, lequel est toujours difficile à établir. Nous tombons du ciel et l'extra-terrestre, c'est l'autre, avec ses lapins à poils laineux dans son bureau lambrissé.

- "Mes amis, dit-il, je vois que lorsque vous êtes en l'air vous êtes contents, que lorsque vous êtes 3 heures en l'air, vous êtes 3 heures contents. C'est un grand bonheur. Comment expliquez-vous cela ?
- Nous, vous savez, on fait ça au "feeling", comme on le sent quoi. C'est la glisse, c'est la vie, avec une petite dose de folie, avant de finir 6 pieds sous terre.
- Vous volez donc par peur de la terre et du confinement.
- Si l'on peut dire. Nous volons par plaisir. Je suppose que vous tirez également quelques satisfactions de votre existence.
- Bien sûr, bien sûr. Je progresse sur le chemin de la connaissance. Il est long, il est rude. J'aimerais vous demander de fixer un de mes lapins du regard pour voir ses réactions à votre intéressant psychisme. Pensez à vos vols s’il vous plaît. »

Nous voilà, Pumpkin et moi, en train de plonger notre profond regard dans les yeux rouges d'un lapin, chacun le sien. Il était difficile de refuser. J'étais heureux de ne pas être seul, on ne sait jamais, le lapin m'aurait peut-être désintégré du regard.

Après quelques minutes, les oreilles se mettent à bouger, puis à s'agiter plus régulièrement. Il est difficile de se concentrer sur nos idées de vol comme nous l’a demandé le docteur. D'effort en effort -nous ne sommes pas des fainéants- les deux lapins battent des oreilles avec une certaine constance. Nous commençons à être inquiets. Leurs oreilles grandissent devant nos yeux éberlués. Elles ressemblent de plus en plus à des ailes. Les lapins métronomes ont intégré nos idées de vol et d'oiseaux. A tel point, que pendant de courts instants ils commencent à léviter. Il ne leur manque que la vitesse horizontale pour voler. Nous sommes tellement surpris que c'est à peine si nous avons remarqué un genre d'électrode que nous tend le docteur. Nous nous y sommes accrochés comme à une bouée qui maintiendrait à flot dans le réel. Je suis sûr que j'ai vu ces lapins voler, grâce au désir du vol que nous leur avons transmis. J'ai longtemps gardé dans ma main l'objet qui devait enregistrer des données pour les études du docteur. Pumpkin et moi finissons par nous demander s'il étudie vraiment les lapins. Nous n'aimerions pas trop l'idée de nous retrouver en costume de cochon d'Inde. Début de paranoïa peut-être. En réalité ne sommes nous pas, nous-mêmes, sous l’influence de l’expérience, objets de l’analyse et de sa recherche ?

Maintenant, tout va bien. Je vais bien. L'aventure s'est bien terminée m'a-t-on dit. J'aurais pu y laisser ma peau car j'ai tapé fort en atterrissant. Perte de conscience momentanée. Je n'avais pas vu l'obstacle blanc. Les médecins disent que je n'aurais pas de séquelles, à part quelques idées et souvenirs bizarres.


Pascal Legrand

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