RÉGIME ÉQUILIBRÉ 2016-02-20



L’incertitude, la nouveauté, le danger. Il m’a fallu du temps pour mettre tout en place ; je ne suis pas certain d’avoir réussi ; le temps va bientôt manquer.
J’aime aborder les choses dans l’ordre, à cause de mon éducation cartésienne. Comment garder un peu d’organisation alors que changement et capacité d’adaptation sont les facteurs dominants devant être pris en considération ? Dans quelle mesure ai-je le choix du changement ? Les vieux débats philosophiques guettent derrière la porte : inné ou acquis ? Ce qui ne résout pas le problème puisqu’il change en permanence.
Tension et suspense sont les fils tendus qui gardent une forme à la société pour lui permettre d’avancer. Il faut se préoccuper de l’avenir d’un côté, et « carpe diem » de l’autre. Un minimum de sens de l’histoire aide à comprendre le présent, à l’apprécier, trouver son bonheur et saisir le monde dans l’instant.
Quel part de risque faut-il accepter ? Se casser un bras ? Etre immobilisé ? Une fois les besoins primordiaux (nourriture, logement…) satisfaits un choix de vie amène à définir des priorités : amour, argent, pouvoir, plaisir…Tout dépend des ingrédients, de la taille de la marmite et du nombre de convives ; c’est de cuisine et de mélanges dont il est question. Une erreur dans la dose d’épices et le gout change. Faut-il plus d’amertume ou de douceur ? Coin du feu ou saut à l’élastique ?
Le mystère Rosebud
Dans le film « Citizen Kane » le personnage d’Orson Wells prononce le mot » Rosebud » en mourant, et le spectateur voit l’image du bouton de rose sur la luge d’enfant en conclusion. Nostalgie ou énigme à résoudre ? Malgré sa réussite sociale le magnat de la presse n’a pas su ce qu’il cherchait, ou n’a pas trouvé ou su garder l’essentiel, dont le sens de l’éphémère et celui de temps. Nous passons. Nous cherchons à être heureux et il y a plusieurs chemins. Amitié, méditation, altruisme, création artistique…Chacun prépare sa sauce avec plus ou moins de réussite. Le contexte historique a des conséquences. Les guerres sont des jalons visibles, plus que la suppression du service militaire, ou l’apparition de la pilule contraceptive. Nous choisissons les mots de notre temps pour écrire notre vie. Le truand joué par Gabin dans « Razzia sur la schnouf » ne parle pas comme le dealer des banlieues, ce qui permet de garder la « fraicheur » du genre. De nouveaux problèmes apparaissent grâce au progrès : crise de l’énergie, sécurité informatique et aérienne, accélération des changements. On peut se réfugier sur le papier pour écrire et décrire. C’est prendre du recul en plongeant la tête la première… C’est aussi une façon de partager à condition d’avoir des lecteurs ou lectrices. Les pages vont elles s’emboiter pour transmettre leur sens vrai, ou va-t-il- il rester en vrac dans la boite ? Comment composer un ensemble avec des identités et des intérêts différents ?
J’ai du mal à choisir : dois-je d’abord rassembler mes pensées pour leur donner plus de cohérence, ou examiner en profondeur des points spécifiques et synthétiser ensuite ? Réfléchir et foncer à la fois, avec un slalom entre les obstacles, tracer la route, trouver le bon cap. Je retombe vite dans la métaphore.
Puisqu’il s’agit de partager je vais vous raconter une histoire qui commence avec un tableau peint par un ami représentant une femme à la pose un peu lascive. Nous l’avons baptisée « la voisine », alors qu’il n’y avait ni voisine ni modèle dénudé, juste un phantasme de peintre. Ce personnage fictif est une présence dans mon bureau, avec son côté abstrait et sa texture à la spatule qui la fige dans la passé. Elle existe tout en disparaissant.
Ma nouvelle voisine est bien réelle. Elle a un chien qu’elle promène et habite trois maisons plus loin. Je n’ai pas entamé la conversation car je suis plus chat que chien, et très modérément. Rien n’est facile, mais il reste le temps qu’il fait. Je l’inviterai pour l’apéritif ou le café ; relation de bon voisinage et curiosité obligent. Son visage n’est pas désagréable, ni Marilyn ni Amélie Nothomb avec une lumière crépusculaire. Nous verrons par la suite…
J’aime le côté prophétie de l’écriture, l’anticipation, la visualisation des événements à venir, ou pas. Nous retenons seulement ce qui se concrétise. J’avais décidé d’appeler mon personnage féminin Nicole Niclou. C’est le nom de la colle dans mon tiroir. Cela me faisait sourire. Coïncidence : ma nouvelle voisine s’appelle Nicole.
Son animal haut sur pattes, à poil long, était mouillé par un jour de pluie. Il avait l’air d’un chien de chasse maigre qui a couru dans les marais, noir et blanc-sale, pas antipathique. Les animaux ressemblent-ils à leurs maîtres ? J’ai appris l’infarctus de son mari, son déménagement, un enfant et petit enfant pas loin… tranches de vie…et « rien n’est comme avant ». Mais nous ne buvons rien ensemble car nous avons d’autres obligations. Je ne suis pas très disponible à cause du grand âge de mes parents, qui s’en tirent très bien (« nous faisons face » dit mon père).
D’ailleurs, je vois les effets du vieillissement. Je ne suis pas complètement rassuré. La fin d’un roman ou d’une nouvelle s’appelle la chute, et elle est capitale. C’est inquiétant dans un sens. Fin brutale ou dérapage contrôlé. Route mouillée. C’est une semaine pluvieuse. Un petit coin de parapluie ? Je n’ai pas vu passer mon coin de paradis, mais nous ne sommes que vendredi. Le scénario du weekend end reste à écrire.
J’essaie d’adopter ma « sex and rock and roll attitude », mais je ne trouve que la flemme de me lever. Je prends ma plume. Il pleut. Je ne suis pas sûr que Nicole soit le personnage dont j’ai besoin. Comment va-t-elle se transformer en sirène et me faire rêver ? Puis-je écrire une autre histoire au bord d’un petit lac bordé de pins parasols et de zénitude ? Pour le moment le décor reste vide. Les acteurs apprennent leur texte dans les coulisses. Soyez patients mais ne manquez pas la marée.
Avons-nous peur de l’avenir, et donc de notre fin ? Pas de regrets ? Je comprends un peu pourquoi je suis arrivé où je me trouve. Mais que penser d’un futur où je ne pourrai pas dire « c’est fini, j’arrête, car la vie ne m’intéresse plus ». N’est-ce pas là une liberté qu’il faut avoir, en faisant la part des choses et des jours de moral bas qui passent? Je me vois plutôt dans l’action et la décision que dans la passivité et l’attente. J’ai réglé les problèmes matériels. Je pourrais même me mettre à peindre ou à écrire.
Je ne sais pas dessiner. Dans mes années d’école je crois avoir entendu que le père de Picasso lui avait fait dessiner un pigeon jusqu’à la perfection avant de l’autoriser à peindre. Rétrospectivement c’est ce qui a dû m’arrêter. Je n’étais pas prêt à passer tant de temps à la mine ! Manque de motivation, de persévérance ou de suite dans les idées. Pour l’écriture je ne voulais pas des incertitudes de la vie d’écrivain. Ecrire comme Balzac oui, mais pas sous pression, pas vivre comme lui. Je n’avais pas l’étoffe du romancier. J’ai eu raison de m’orienter ailleurs. Il reste que j’aime la frontière réalité-fiction, la création d’une situation dont on est le maître jusqu’à ce qu’elle s’échappe vers le lecteur qui y croit. Qui vous dit que ma voisine Nicole existe vraiment ? Vous me croyez dans une confiance momentanément accordée, « a willing suspension of disbelief » (Coleridge).
Nicole a-t-elle le visage long ou le visage rond ? Je préfère les madones des icônes dorées aux mannequins fils de fer anorexiques. J’aime le sein, la fesse, l’érotisme courbe de la nature. Les petits enfants à garder pour que leurs parents aillent en vacances d’hiver aux Antilles…ça ne m’enthousiasme pas, alors que Nicole serait prête à rendre service. J’aime mieux parler théâtre et peinture que maternelle et couche-culotte. Egoïsme indécrotable ? Des échanges de points de vue à envisager dans la sérénité du dialogue…qui va nous rapprocher ou nous éloigner ? Est-ce une négociation pour obtenir la signature d’un cesser le feu dans la guerre des sexes ? Paix ou armistice ? Je ne suis pas porté sur les batailles rangées, les conquêtes, les épopées. Je préfère le hamac sous les cocotiers ; c’est une image car les noix tombent.
Que va me dire Nicole lors de notre prochaine rencontre ? Bientôt. Et il y aura aussi des voisines virtuelles qui vont m’envoyer des courriels pour me parler de leurs ex maris et de leurs enfants. Elles resteront un moment dans les limbes, descendront et passeront un instant dans le présent pour retourner derrière l’écran de l’ordinateur. C’est fou ce qu’il y a comme filtres avec la réalité des autres. Je vais vous donner d'autres indications pour choisir des itinéraires de progression, trouver le Tao, l’âme sœur ou l’aventure d’un soir…Danger, vous n’en sortirez pas vivant.
Bond en avant (flash forward). Je slalome toujours, dérapant sur une route glissante entre concret et imaginaire. Coraline par exemple ; je vais la rencontrer un jour. Tombera-t-elle amoureuse de moi sur un banc, dans une file d’attente ou derrière son bureau d’accueil ? S’agit-il là d’illustrations de mes souvenirs ? Je me verrai presque avec Pivot ou Busnel me demandant : « alors en fait vous promenez le lecteur dans l’incertitude, et cela vous amuse ? » je me promène moi-même en cherchant ce qui est important dans mon évolution. Pas trop de pression…mais pourquoi les gens s’évanouissent-ils dans mon passé ? Des concours de circonstances, sans gagnant ni perdant, des chemins qui se croisent et le rouleau du parchemin qui se déroule et qui s’enroule…Suis-je une épaule sur laquelle on peut s’appuyer ou un mirage qui s’efface quand le jour baisse ? Quête d’identité, quête de l’autre, ou les deux aiguilles tricotant un chandail ?
Plutôt une question de vieillissement : j’ai du mal à me reconnaitre sur certaines photographies. Je n’aime pas, dans la glace, me voir des poches sous les yeux quand je suis fatigué. Chevelure qui s’éclaircit, vue de près qui baisse, dents qui se fragilisent : tout est normal et j’échappe à beaucoup de problèmes.
Dans l’ensemble je suis à peu près devenu ce que je pensais vouloir être. J’ai enseigné parce que c’était plus confortable que de casser des cailloux sur le bord des routes en hiver. J’ai étudié l’anglais parce que la langue me paraissait accessible et utile. Pas de service militaire un peu par conviction (« tu ne tueras pas ») et principalement parce que je n’aime pas qu’on me donne des ordres, surtout si c’est de me lever matin.
Au chapitre des manques il y a les tubes des vagues de Bali, d’Hawaï ou d’ailleurs… et une frustration due à la recherche de conditions parfaites et éphémères, que ce soit en vol ou sur l’eau.
Au chapitre des fautes tactiques j’ai perdu une régate me tenant à cœur pour une erreur de contrôle de débutant. Moins grave que dans le domaine des sentiments.
Je suis rentré dans le moule sans trop être devenu tarte. Néanmoins je n’aimerais pas être mon biographe, avoir à chercher des informations sur ma vie auprès de gens que j’ai connu (certains déjà disparus…). J’espère que je n’ai traumatisé personne. La maladie a emporté rapidement la femme que j’avais choisie et ceci fait désormais partie des pièces du puzzle de mon image. D’autres regards font également surface dans les souvenirs. Certains évènements s’enfoncent dans la tourbe de la mémoire et sortent de l’écran radar de mes pensées conscientes. Pour aller dans un jardin très secret ? C’est une cassette d’avare dissimulée quelque part dont le contenu ne voudra plus rien dire pour personne si jamais il est découvert.
Je suis plus dans l’être que dans le paraitre. Le pouvoir ne m’intéresse pas. Je suis ici un peu par hasard, sans but très précis, autre que de mener une vie guidée par quelques principes humanistes et un soupçon d’hédonisme… épicurien, un peu fataliste et mécréant. L’argent n’est pour moi qu’un moyen de payer le logement et le panier de la ménagère.
En mettant tous ces ingrédients dans la marmite, en remuant la cuillère à bon escient pour éviter que ça attache, j’obtiens mon plat du jour. Congélation déconseillée, cryogénie prématurée. A consommer frais. En cherchant bien il doit y avoir des molécules qui ne sont pas 100% agriculture biologique. La DLC est là où je ne peux pas la voir… Auparavant l’institution religieuse promettait la vie éternelle, maintenant le petit écran nous dit que nous mourrons moins bêtes mais que nous mourrons quand même. Les choses avancent vers une vérité plus accessible. Réjouissons nous des acquis sociaux, surtout des congés payés. Le mieux est de refaire le monde au café de la poste avant qu’il n’y en ait plus, de monde bien sûr.
Je suis le fonctionnaire standard derrière le pupitre ou le guichet. Et chaque être humain est unique. Je me suis demandé ce qui me distinguait des autres ; c’est une combinaison, une addition d’atomes, de chromosomes et de branchements de neurones. J’ai quelques mesures objectives et quelques faits enregistrés pour justifier mes vues, dans le domaine des activités aériennes (vol libre, c’est-à-dire deltaplane et parapente), nautiques (surf, planche, voile, kayak, nage), vélocipédiques (vélo aérodynamique). J’ai rencontré des gens ayant les mêmes tendances de pratiques, et il faut alors être plus spécifique. Je suis allé jusqu’à l’île à la nage, j’ai volé plus de 200km sans moteur, j’ai vu le Fromveur et Kéréon par un petit matin venté sur un catamaran de 24 mètres, j’ai pédalé 100 kilomètres, et séduit (involontairement ou presque) une femme qui m’a parlé d’esquimautage en roulant dans mon lit tout en arrêtant le temps.
En littérature ces moments sont qualifiés d’épiphanie. Pour moi ce sont les pièces du puzzle qui s’assemblent. Il en manque encore quelques-unes qui sont dans les forges du temps. Attendre et voir. Agir un peu aussi. Un petit café ?


Pascal Legrand

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