VUE SUR LA MER 2016-02-13




Mon grand-père disait "Il faut garder la tête près du bonnet". Sa philosophie de la vie reposait sur le bon sens. C'est un héritage intéressant à gérer. Même si cela ne rapporte pas les mêmes bénéfices qu'une entreprise, je ne me suis pas lancé dans la vie sans bagage accompagné.

Il y a l'éducation, le milieu familial, les hasards de la vie. Je ne vais pas vous faire un cours de sociologie. Je suis ce que je suis. Si j'écris un peu quand même, c'est pour m'interroger. Quête d'identité ? Pourquoi faire ? Connais-toi toi-même. Pourquoi faire ? C'est celui qui le dit qui y est.

J'ai un problème de point de vue, de choix, de structure de la personnalité. Lorsque je laisse une trace sur le papier, ou sur l'écran de l'ordinateur (je dis cela pour faire moderne) je ne sais pas si je vais me perdre ou me retrouver. Je ne sais pas s'il s'agit de moi et de mon expérience, d'un narrateur qui est un peu moi, ou pas du tout, voire même d'un mélange qu'il me semble trouver dans beaucoup de mes lectures. Il y a du vécu dans la fiction. Il y a les écrits qui restent, basés sur l'expérience ; il y a la réalité qui dépasse la fiction. Tout cela fait un peu machine à laver : je pars d'un témoignage anecdotique ; il devient historique, ou se transforme en fruit de l'imagination. J'admire l'imagination qui crée des personnages et qui fait voyager. Est-ce dans la tête que je fais mes plus beaux voyages ? J'aime aussi pouvoir sortir dehors sans me mouiller de temps en temps. Je vais prendre l'avion pour les îles et pour les tropiques. Voyage initiatique ? Roman de formation ? En fait, j'ai un peu la flemme ; je prends un livre et je décolle sur mon canapé. A force de lire vite, je me dis que je peux aussi écrire. C'est tellement plus lent. Je ralentis le temps pour mieux en profiter. Je cherche la vérité, la paix et la sincérité. Je vais vous parler de relations humaines, forcément, de sentiments, comme toujours, avec humour, didactique sans en avoir l'air, sans mots trop recherchés, pour que tout le monde puisse suivre (c'est mon souci permanent des autres). Je vais mettre tout cela dans un lieu intéressant, de caractère, je vais varier de temps en temps pour éviter la monotonie, me laisser emporter par la fantaisie.

Mon narrateur saura noter les détails qui donnent la touche juste, ceux qui restent et ceux qui disparaissent, le mystère de la vie, la présence de la mort de tous les jours, le gris souris complètement passé et délavé de la vieille Oldsmobile. Il soulèvera le rideau, éclairera les pans d'ombre, comme Paul Auster. Il ira demander qui je suis à ma famille et à mes amis pour assembler le puzzle, avec un peu de méthode et aussi avec une improvisation sans fin, en temps réel comme on dit maintenant. Sauf qu'un narrateur reste quand même un peu virtuel, et que revoilà à nouveau le château de cartes qui s'écroule en Espagne.

J'ai appris à être patient. Je reprends les cartes (de tarot évidemment), je redistribue et je reconstruis.

Mon bâtiment vu en coupe ressemble un peu à ceci . Certainement un quadrilatère. Donc un parallélépipède en réalité. "A" représente la montée en puissance, "B" la force de l'âge, "C" le déclin. La pente, les angles peuvent varier. La structure peut se déformer, se vriller. "D" représente ce qui sous-tend la structure, les fondations. Pas vraiment des poteaux de béton ancrés dans le granit. Pas de quoi ancrer un barrage hydraulique. Plutôt comme la corderie royale de Rochefort construite sur des radeaux de chênes flottant sur les marais. Je suis l'architecte qui se promène dans le bâtiment, en même temps que j'en dresse le plan. Comment cela est-il possible ? L'aventure me paraît bien virtuelle tout à coup. J'essaye de me positionner dans mon parcours, de prendre des relèvements, de ne pas manquer la sortie. Tout cela finit par faire une histoire, mais je ne sais plus très bien qui la raconte.

Je suis tout le temps obligé de m'interrompre. Il faut aller acheter le pain, voir machin, passer aux toilettes. Je finis par m'embrouiller un peu. Je repars d'une page blanche, mais les précédentes sont toujours là. Cela me fait deux vies, celle du narrateur et la mienne. Pensée séquentielle. L’intuition de l'instant est combinée au raisonnement et à la réflexion. Une vision ? Est-ce possible ? Parfois les deux droites se croisent et les deux vies ne font plus qu'une. A + B = C. CQFD. C'est bien moi qui suis le cul sur la chaise. Soulagement passager. On fête cela avec un petit verre, un seul.

Dois-je regarder devant, à droite ou à gauche ? Je vois passer des gens. Lesquels vont s'arrêter sur le papier, se métamorphoser, sans me boire mon sang j'espère. Vampires. Allez-vous faire voir ailleurs. Tout cela est bien trop sérieux pour un dilettante comme moi. Question de niveau.

Ce qui m'amène à l'écluse. J'en ai fréquenté sur la Seine (Hericy, Samois). Vases communicants. Trafic montant ou descendant. Changement de perspectives. La vie n'est qu'un passage. Dans quel sens ? Mécanique des fluides, glouglous et problèmes de robinets, de plombiers. Amarres à raidir.

Où est l'éclusier ? Dans sa tour de contrôle ? L'eau monte, l'eau baisse. Je préférerais que ce soit moi qui décide. Je préférerais aller voir l'écluse suivante. J'écluse, de toute façon. Ce n'est qu'une façon d'éluder les problèmes. Les crues et les étiages. Les liens des personnages.

Je passe donc ensuite à la glisse, moins rigide et moins intello. « Surf beauties and surf widows ». Je cherche le moment de révélation, l'épiphanie. C'est là que débute le voyage. Les paillettes des costumes, l'encens et la myrrhe. Le désert et l'eau. Je vais écrire le scénario. Après il y aura le tournage. J'irai y assister en temps que consultant, histoire de garder un certain contrôle. Participer directement à la production serait trop m'engager. J'aurais déjà fait ma part du boulot. J'aurais bien droit à un peu de repos. Je vais même commencer par là. C'est plus prudent.

Si je vous parle de viscosité et de porosité, vous pouvez penser que je m'intéresse aux matériaux. C'est un peu vrai. Mais seulement de façon superficielle. C'est plutôt que j'ai l'impression d'être un peu poreux moi-même. Rassurez-vous, je ne suis pas visqueux, au contraire je m'écoule de façon fluide. D'un coté, je suis liquide et je remplis mon moule. De l'autre, j'absorbe ce qui m'entoure, ce qui me donne texture et substance. Au toucher, j’ai certaines réactions, qui semblent prouver que j'existe. Ce n'est pas une devinette et je ne vais pas vous demander " qui suis-je ?". C'est une prise de conscience de la réalité qui m'a demandé un certain temps. Je suis loin de me sentir unique. Sommes-nous interchangeables ? Je ne sais pas. Il y a beaucoup de choses qui m'échappent. Je peux mesurer certains paramètres, évaluer des propriétés mécaniques avec précision, pourvu qu'on me fournisse les instruments. Mais dans le domaine humain, ma vision garde un certain flou que je voudrais artistique. Pourquoi cette expression est-elle plutôt négative ?
J'ai toujours eu une excellente acuité visuelle. Je me demandais même comment voyaient les personnes dont la vue n'était pas parfaite. Avec les premiers signes de vieillissement, j'ai eu l'occasion de m’en rendre compte ; juste un peu ; un jour, il m’a fallu mettre des lunettes pour lire. Parallèlement, on peut supposer que l'on voit mieux avec le cœur au fur et à mesure que l'on se connaît mieux. Ou bien est-ce que cynisme et fatalisme finissent par l'emporter dans le sillage de la décrépitude physique inéluctable ?

Je ne suis pas pessimiste. Je sais simplement que les os se fragilisent, que les femmes ont à craindre l'ostéoporose. Nous sommes bien informés de nos jours. Former et informer. Il faut faire pas mal de tri dans tout ce qui défile. Le paysage par la fenêtre du train, les terres survolées dans le hublot de l'avion. A quelle vitesse se déplace réellement la mouche dans le compartiment du TGV ? Y a-t-il seulement encore des mouches dans les trains ? Je suis dans ma boite comme le chat de Schrödinger : suis-je vivant ou mort ?

A part ma capacité à écrire des réflexions de ce genre, je suis quelqu'un de fréquentable. Je peux même avoir un sourire agréable si je suis caressé dans le sens du poil.


Pascal Legrand

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