UNE VIE ORDINAIRE 2016-01-26



Ça a commencé par un article dans le journal local qui disait que le train de Paris avait été arrêté par un blaireau. C’était vrai. En cette époque de terrorisme le lecteur pouvait se laisser aller à un léger sourire, sauf s’il était vraiment ami des animaux. Le blaireau peut être hargneux et agressif mais il reste sauvage. Noir et blanc. Yin et yang.
J’en ai vu deux qui se courraient après un soir alors que je descendais un chemin de forêt.
Le train l’avait percuté ; en entendant le bruit, les chocs sous le wagon, un passager avait tiré le signal d’alarme. En temps normal le conducteur réenclenche le système avec une clef spéciale et le train repart après constatation des dégâts. Pour les suicides c’est plus compliqué. Pour les chiens et les vaches il y a plus de petits bouts.
C’est mon camarade cheminot, que nous surnommons « Pulvérizator », qui nous raconte tout ceci. Il a du talent pour capter l’attention de son public au bar. Je suis parfois tenté de lui payer des bières rien que pour l’écouter, parce qu’il sait faire ressortir l’humain, la volonté de se battre de l’homme ordinaire, pour faire avancer le train, donc la société, tout en gardant les avancées sociales obtenues par le syndicat, cela va de soi. Je veux parler entre autre de la prime à l’escarbille. C’est un sujet sur lequel on peut taquiner l’élite des cheminots, i.e. les conducteurs (de trains).
Il nous explique aussi comment les anciens ralentissaient pour saisir les bouteilles de rouge qu’ils étaient obligés de boire tellement ils suaient avec la vapeur et les pelletées de charbon. Les lunettes, la casquette, la chaudière. Gabin dans « la bête humaine ».
Il parait même que « Pulvérizator » connait des gens qui lévitent, en un seul mot, et qu’il a vu voler des vaches. Quand tu tapes une vache il y a de la chair et du sang partout. Sur nos locomotives modernes le pare-buffle est moins efficace que celui qu’on peut voir dans « le mécano de la Générale », avec Buster Keaton. Plus de vitesse, plus de dégâts. Ça fait partie de l’apprentissage des stagiaires. Mais on ne peint pas les limousines et les normandes sur la carlingue, comme pour les avions abattus. Pas de pinups non plus.
Quand je vous dis que j’apprends des choses au bar vous pouvez voir que c’est la vérité. J’essaie de tirer parti de l’expérience des autres et de la partager. Prévoir quand même un budget boisson.
Il y a d’autres sujets comme les tunnels, les ponts, les passagers qui viennent dans la cabine de conduite. C’est un peu le pilote de brousse qui raconte les terrains d’atterrissage au milieu de la forêt tropicale. Là il y a les rails, ou les caténaires, comme fil conducteur. Moi qui suis philosophe, je parle de la Voie et du Chemin que le voyageur crée en avançant. Il arrive que mes camarades estiment que je m’égare dans des envolées où l’air se raréfie, où l’aspirine devient nécessaire. Parfois le manque d’oxygène rend la respiration difficile.
N’allez pas imaginer que nous parlons toujours de la même chose. Il n’y a pas que le train dans la vie. Justement mon ami cheminot fait de la spéléologie, qui est l’étude des cavités naturelles comme les grottes et les cavernes. Il est descendu dans le gouffre français le plus profond pendant vingt-huit heures, sans dormir.
Vous avez d’abord la vision de la beauté des galeries avec les stalactites, les stalagmites et les draperies de calcite, la goutte qui tombe dans le silence de la tombe, un peu plus de six pieds sous terre. Puis le boyau qui se resserre ; il faut ramper, la boue, la lumière qui vacille ; le niveau d’eau qui monte, heure par heure, minute par minute.
Je vous en ressers un ?
Il faut avancer pour franchir le siphon à temps. Ce sont des instants dont on se souvient. Quant à moi je n’ai aucune envie de me retrouver dans cette galère. Je ne veux pas non plus passer la nuit suspendu dans un bout de toile sur la paroi de la face nord des Drus. Trop haut, trop bas, trop froid, trop humide : pas pour moi. J’aime mieux éviter l’extrême qui est à la mode de nos jours, qui apporte tant de sensations. J’essaie même d’éviter d’écraser les ragondins. J’aspire à une vie ordinaire, avec des retraits automatiques sur mon compte bancaire pour ne pas oublier de payer les impôts fonciers.
Je suis impressionné quand je rencontre des individus potentiellement dangereux, des tueurs de vaches (cow killers), qui vont s’enterrer vivant, pour se noyer ensuite. Une sortie dominicale en vélo sur une route de campagne pour préserver ma capacité cardiaque et contenir mon taux de cholestérol, voilà ce qu’il me faut ; une vie ordinaire en somme.
Mais je sais que nous avons chacun nos histoires et nos aventures. Je vais essayer moi aussi un jour de raconter, de faire le commentaire des futures images de ma future camera Go-Pro. Il n’est jamais trop tard. Sauf pour devenir cheminot, à mon âge. Je vais reprendre une autre vie ordinaire, et une blonde, pas trop alcoolisée s’il vous plait ; j’ai encore de la route à faire.


Pascal Legrand

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