TROIS TABLEAUX 2015-12-28



Je regrette de ne pas avoir été peintre. Nonobstant il y a des tableaux qui nous accompagnent dans notre vie, qui nous rejoignent en fait, en marquant des périodes ou des moments particuliers, sans que nous comprenions toujours tout ce qui se passe. Les choses ont elles une vie propre ? Pour le « Portrait de Dorian Gray », ou dans « La peau de chagrin », il faudra répondre « oui ». Je suis sceptique, incrédule et mécréant, donc dans mon cas je dirais qu’il ne s’agit que de coïncidences et de hasard. Je possède des tableaux qui présentent un lien avec le passé, avec mon histoire : ce sont des traces qui vont prochainement s’effacer.
Je ne sais pas par lequel commencer. Celui dont j’ai fait le cadre en bois flotté me parait être le plus simple à visualiser : quatre roses coupées, rose pale, une presque jaune, deux boutons, quelques feuilles sur un fond vert clair. Elles semblent flotter, léviter dans un espace indéfini. Le vert est presque vert de gris, évoquant l’oxydation du cuivre ou du laiton, avec un côté triste que le gris du bois du cadre ne dément pas. Pourquoi suis-je attiré ? Est-ce la représentation de la fragilité du passé un instant figé dans les couleurs, ou juste la beauté éphémère des fleurs ? Une vie bientôt disparue ?
Enfant, en allant au cimetière fleurir les tombes de mes grands-parents j’ai vu des bouquets fanés, des plaques émaillées passées de couleur sous le soleil. « Funéraire » est un mot qui dérive en fumée légèrement bleutée un jour sans vent, avec un désir de liberté, d’évasion. Sortir de l’enclos pour trouver un avenir. L’impression est floue d’un mystère subtil, suspendu, estompé.
« Les roses »
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Mon deuxième tableau vient comme le premier d’une brocante non loin du port. Il a un frère et une histoire. Pourquoi ai-je décidé de l’acheter ? Il ne me déplaisait pas, n’était pas trop cher, et curieusement, n’étant pas doué pour la finance, je le voyais comme un investissement pouvant générer un bénéfice. Ayant pris conseil auprès d’un ami compétent il s’avéra que nettoyage et remise en état doubleraient le montant du prix d’achat, pour atteindre une valeur supérieure au prix du marché. Je l’ai donc non seulement gardé tel quel, mais je l’ai gardé et je m’y suis attaché.
C’est un »Barbizon », c’est-à-dire un paysage « arbres et rivière » ; ici c’est plus bois que forêt de Fontainebleau, une vision de campagne tranquille, d’un vert assez doux, sans même un pêcheur à la ligne anglais. Un petit monticule rocheux se trouve au premier plan, sur lequel un poète romantique pourrait contempler les berges paisibles et les herbes ondulantes dans le faible courant.
La chose curieuse est que lorsque je le regarde avec un angle très ouvert, comme je le fais de mon lit, ce monticule prend du relief et devient rocher : effet spécial ! Je me suis d’abord cru victime d’hallucination matinale ou d’un éclairage particulier. Je vois en trois dimensions une surface plane, même si la rivière ne se met pas à couler…Phénomène idiosyncratique ? Il faudrait être de mon côté du lit pour confirmer, et je ne cède pas facilement ma place. Je suis un peu inquiet ; je ne suis pas porté sur les tables qui tournent, les esprits et les séances. Ma vision me joue des tours de neurones, mais ce n’est pas que le tableau prend vie. Il existe simplement comme une fenêtre à la « Alice au pays des merveilles », trop petite pour que je passe au travers, mais assez grande pour que je vois des moments de mon enfance (en Ile de France), des endroits proches de la caverne des brigands, des grottes, des ruisseaux aux ondes claires.
En matière d’interprétation ce gonflement pourrait suggérer d’autres grossissements plus sexuels, troncs d’arbres de haute futaie, sève, parfums de fleurs, eaux de volupté… ce qui nous conduit à Courbet et à la naissance du monde. On peut presque tout voir dans un tableau.
Catrou, le peintre charentais, a produit une autre peinture tout à fait semblable. Il se trouve qu’elle a été achetée dans la région parisienne par une femme belle et étrange que j’ai récemment rencontrée. J’ai oublié comment nous avons découvert que nous avions ces toiles en commun. J’ignore si son paysage sort du cadre le matin ; je n’ai vu qu’une photographie sur ordinateur. Quelqu’un de superstitieux aurait pu voir là un signe (mais lequel ?). Où se trouvent aujourd’hui ses dorures et ses moulures ? J’aurais aimé les voir côte à côte, pouvoir prendre un cliché, chercher une variante de l’un à l’autre, en me rapprochant d’elle avec le sentiment d’une communion des âmes devant la beauté de l’art…et le regard moqueur du narrateur vient interrompre cet instant presque magique. Une autre fois…qui sait…ce que l’avenir réserve en matière de coïncidences ?
« Le Barbizon solitaire »
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Mon dernier tableau est plus long que large. Il ne s’envole pas ; il est posé, vase bleu rond avec un généreux bouquet d’œillets roses, rouges, blancs, et quelques boutons. J’ai nettoyé son cadre enduit de plâtre poussiéreux qui se diluait à l’eau, pour faire apparaître le bois joli, du pin probablement.
Le vase rond est un peu comme la terre, océans et continents, avec un éclat qui attire l’œil, qui fait rêver d’espaces marins et d’autres planètes. Cette terre-céramique se détache de l’horizon de la table, surface incertaine de la réalité, par son feu d’artifice de fleurs. Il y a un soupçon d’aube et de crépuscule dans cette palette, et une transparence légère de brume.
Le premier regard ne remarque pas la déchirure de la toile, un angle droit dans la partie sombre en bas un peu à gauche. C’est une blessure qui met du temps à se révéler sans pour autant se cacher. Ce n’est pas pour cela que j’ai été séduit, mais j’accepte ce défaut et son histoire sans la connaitre ; le peintre n’est pas référencé même si la signature est très lisible. Je repeindrai peut-être un jour le cadre bordeaux (foncé) pour faire ressortir la pâleur des œillets. Dans le salon ils s’harmonisent avec le cuir de mon canapé qui n’est plus tout jeune.
Je n’aurais pas peint ce tableau ; je n’ai ni le talent ni le temps. Je n’avais pas choisi ces sujets, pourtant les œuvres me plaisent et vont m’accompagner quelque temps. J’hésite encore à me mettre à l’aquarelle, ou à couper du bois pour l’hiver, qui s’annonce doux au demeurant.
« Les œillets «
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Ps
Que peindrais-je ? La mer, le ciel, l’horizon, la lumière, l’éphémère, le gris, les nuages, le vent, l’embouchure, la plaine, les marais, les vasières, les oiseaux. Cela devrait me suffire. Je laisse les montagnes de côté, pour une prochaine fois, ainsi que les femmes, et les bois et les bouquets.
A défaut d’être peintre je suis spectateur de peinture car amateur est trop vague. Mes connaissances sont très limitées et je découvre progressivement des choses qui me plaisent. J’aime les détails de la vie marine vus par Maturin Meheut et les hélices de Delaunay. Les deux ont de la couleur.
Je vais accepter le changement, le vieillissement et le rajeunissement, à des échelles diverses, de l’infiniment grand à l’infiniment petit, de la dégradation des couleurs à l’extinction des géantes rouges, sans parler du mystère des trous noirs.
« Rosebud » : c’est à cause de « Citizen Kane », et de l’image sur la luge, que j’ai été séduit.


Pascal Legrand

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