DANS LE DÉSERT 2015-10-22


Ces moments me sont revenus après l’anniversaire des soixante ans d’un ami. Chacun avait raconté des aventures de jeunesse, du temps des mobylettes bleues et des moteurs trafiqués. Les invités étaient bons mécaniciens et comme je n’y connais rien je me sentais un peu à l’écart de l’action. Mais le matin en me réveillant certains moments du passé ont ressurgi. Il y a des fois où j’ai les idées plus claires après quelques verres de trop la veille ; c’est rare mais ça arrive. Les médicaments que je prends diluent l’alcool, ou alors c’est le petit froid du retour en vélo qui m’a remis les idées en place.
Le gala annuel de l’école où je travaillais réunissait les anciens élèves, et il y avait beaucoup de petits fours sur les plateaux, ce qui n’est pas bon pour ma ligne. Il y avait aussi des plateaux lors de la soirée d’anniversaire, avec de savantes préparations, et l’inconscient dans mon sommeil a fait le lien entre les deux occasions. D’un côté il y avait les visages de personnes que je connaissais à peine, de l’autre une foule d’anciens élèves sur les visages connus desquels je n’arrivais pas à mettre un nom ; en les appelant par leur prénom je confondais les Pierre et Paul des différentes promotions, je mélangeais Amélie, Aurèlie et Émilie. Je me trouvais des excuses et je ne pensais pas à Alzheimer (Aloysius, ou Alois !).
Sur une table il y avait des gâteaux faits de fraises, de tuiles aux amandes, avec chocolat fondu et boule de glace. Il y avait d’autres choix de fruits, et un arrosage d’alcool était possible. Remi était devant moi et je lui demandai dans quelle secteur d’activité il travaillait et dans quelle région.
-« J’ai acheté une 504, je suis parti dans le désert et j’y suis resté » me dit-il, « pas si loin de l’ermitage du père de Foucauld. J’ai ensuite revendu la Peugeot au Mali, je suis revenu avec un 4x4 Toyota, genre vieille Jeep sans air conditionné et sans ennui. »
Mon inconscient avait fait un rapprochement au niveau des préoccupations mécaniques. Rémi avait un visage aux traits assez marqués, plus Belmondo que Lucchini, le teint mat et les dents blanches sous les lumières de la boule à facette de la salle des fêtes.
- « C’est original pour une carrière d’ingénieur. C’est un concours de circonstances ou un choix de vie?
- Dur à expliquer en deux mots : envie de sortir des sentiers battus, manque de repère et de cap à suivre, désir de ne pas travailler pour embourser le prêt de la maison achetée pour loger les enfants à faire dont je n’ai pas rencontré la mère. J’aurais pu partir à la pêche à la baleine comme Ismaël, mais j’ai pris la route comme Kerouac ; en fait c’était le besoin d’un ailleurs sans connexion permanente, sans question sur l’avenir de l’agriculture et des banlieues, ce qui ne règle pas le problème pour autant. Je voulais changer mes horaires, me lever avec le soleil ; c’était un peu une crise d’adolescence tardive, une réplique de la pression des concours, un défi de structurer ma personnalité seul, et de revenir au pays comme un homme plutôt que comme un consommateur. Commerce équitable et développement durable, c’est dans l’air du temps.
- Et tu es venu faire la fête ce soir... ?
- Oui, voir les copains, draguer les filles, boire des coups…comme vous, non ?
- Peut-être bien ! Mais avec la sagesse de l’âge ce sera avec modération, pour mesurer le changement, pour écouter les histoires de voyages, et voir vos mères de mon âge !
-De l’Australie à l’Amérique du Sud il y a des anciens qui sont passés partout, s’installant à l’occasion.
- Je devrais m’organiser une excursion…Tu dois être le seul ermite au cœur de l’Afrique, au cœur des ténèbres ?
- Au Sahara je ne suis pas dans la jungle. Au Niger à Arlit il y a des mines d’uranium et je vais me retrouver dans l’atome si je n’y prends pas garde. Areva comme je te pousse.
- Et le cliché du désert comme la mer où il n’y a rien, mais où ce n’est jamais la même chose. Traffic d’armes, Rimbaud, Monfreid…
- C’est plus chiens errants, chameaux, joueur de flute. Tu guettes le scorpion, tu vérifies que tu as la pierre noire dans ta poche et pas celle de la Mecque, mec ! Et un petit café Assekrem. Pour les livres de de Foucauld (Léon) je ne suis pas très au courant…
- Amusant ; tout cela reste une histoire de mots. On parle, on plaisante, on passe un bon moment et chacun retrouve son ermitage plus ou moins vite.
- la communication à l’intérieur d’une classe d’âge, avec l’initiation, c’est très africain. Pour nous aujourd’hui ce n’est plus le tour de France des compagnons, c’est le tour du monde, changement d’échelle, économie de barreaux, changement de planète bientôt – game changer -
-Il y a une planète qui se voit bien dans le sud est le matin.
- Je ne sais même pas si c’est Vénus ; je n’ai pas appris ça à l’école, mais je me souviens avoir vu un extrait de « Gattaca », et quelques scènes d’autres films ; après « l’Auberge Espagnole » nous étions devenus les personnages (les Erasmus !), et là tu prends un coup de vieux. Les ados te disent « bonjour monsieur », ou madame, pour ceux qui disent bonjour, et ensuite tu deviens un vieux con qui ne comprend plus les ados, sauf si tu fais « éduc-spé », mais c’est une autre histoire.
- C’est jamais fini jusqu’à la fin » comme on dit chez nous. L’histoire revient en arrière, bafouille, se répète et avance avec les plaques de désensablement, alors que tu voudrais que la glisse comme sur la vague. Toujours trop courte la vague que tu as réussi à prendre. Avec un peu d’expérience tu dessines de meilleures courbes, tu fais jaillir l’eau sous les ailerons, tu voles presque. Le désert et l’eau dans l’image c’est l’oasis, la rencontre, la rareté. Tu as marché, tu n’as plus rien, tu es content de trouver de l’eau et tu ne demandes pas le millésime.
- Soif de connaissance c’est bien ; et grâce à internet c’est plus facile de voir et d’avoir plusieurs domaines de compétences. Ce qui manque c’est toujours le temps. C’est ce que tout le monde cherche. Au lieu de le faire directement on cherche de l’argent pour arrêter le temps, gagner du temps, prendre l’autoroute. Je trouve difficile de combiner mes plans à court, moyen et long terme, parce que j’ai l’impression qu’il me manque des données pour le long terme. C’est normal : existe –t-il seulement ? On fait comme si, caisse de retraite et petits-enfants. Je me sens encore à la case départ. Je n’ai pas envie d’acheter la rue de la Paix, ni de passer par la prison. Jeu de société ?
- Certainement, mais fin abrupte car je vais voir cette jolie jeune fille qui me fait signe là-bas.
Alors à l’année prochaine ?
Je suis donc parti faire la bise à Amélie Aurélie Elodie Lucie Louise Sophie…Un tourbillon plaisant que je n’ai pas trouvé à l’anniversaire des soixante ans avec des personnes plus âgées. C’est ce qui a fait basculer mon esprit ensommeillé dans un autre cadre de référence. Quant à savoir pourquoi j’ai fixé ceci sur le papier c’est une autre question.
« Tempus fugit » ?


Pascal Legrand

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