BLEU 2015-08-22


Au départ du récit il y a du vécu. Il y a des choses dont je peux prouver l’existence. J’ai des témoins. J’ai même des acteurs qui racontent mieux que moi. Ainsi près d’un petit lac de la France profonde un ami nous a joué la mise à l’eau de Jean Reno, Enzo dans « Le Grand Bleu » mieux que je ne peux le décrire. Je ne suis pas certain que les spectateurs aient eu la scène d’origine en tête et nous mélangions les personnages et les acteurs. Je mettais mes grandes palmes dans un petit lac, tournant la réalité en dérision, sans parler d’apnée ni de nage. Comique attitude.
Il n’y avait ni lagon (« azul », bien sûr, comme le « blue bayou ») ni Méditerranée, ni palmier, ni Capri. C’était un moment de détente aquatique après un peu de vol libre, pour passer de l’air à l’eau, évacuer la tension de la recherche des ascendances qui vous permettent de rester en l’air. Flotter. L’eau est constamment porteuse ; l’oiseau redevient poisson.
L’eau du grand bleu reflète le ciel, mais pourquoi le ciel est-il bleu ? Pour refléter le grand vide de l’espace intersidéral qui se trouve derrière la couleur ? Le ciel n’est ni bleu marine ni bleu outremer. Un ciel de naissance bleu-bébé ? Et les jours de fort suroit et de ciel chargé nous irons jusqu’au bleu délavé des vareuses de matelot. Le sel fait son œuvre, mais les chalutiers et les marins se font rares.
J’aime aussi le rouge et le vert, et les mélanges et les textures. Mais c’est quand même l’insaisissable qui m’intéresse le plus, et il est en relation avec la lumière, l’éphémère, l’instant. Les éléments du tout se mettent lentement en place, et la finalisation de l’œuvre se fait d’un coup, comme la bonne chute d’un récit. Après on peut toujours discuter de l’interprétation devant quelques verres.
Bleu pervenche. Bleu lobelia. Le bleu des lointains des collines dans l’éclairage du soir, nuances de fondu enchainé, brumes de beau temps, air paisible de la fin du jour. Bleu gris peut-être, un peu subtil, un parfum de part des anges, après les moissons, sous le satellite qui passe sans scintiller au milieu du triangle de l’été, Altaïr, Deneb, Vega de la lyre. Quelques notes du piano de la mémoire, cool jazz.
Nous parlons de trou de mémoire et de trou bleu. Dans un ciel de cumulus un trou bleu est un endroit sans nuage. Aujourd’hui j’ai un cercle bleu sur ma photo d’une forêt de pins Douglas. C’est probablement dans l’appareil, lentilles, polarisation de la lumière… je ne sais pas, et je préfère y voir une porte vers un ailleurs, un cloup du Périgord, un effondrement, doline ou sotch selon la région. C’est un clin d’œil, une pupille qui invite à s’échapper. Si je pénètre dans le bois il y aura une ouverture de lumière au bout du chemin ; des rayons de soleil perceront en barres l’ombre le long des troncs. L’enchanteur Merlin est passé par là.
Bleu nuit. Profond. Voyage. Train bleu vers l’Orient ou bleu des azuleros. Bleu de la lune en croissant. Dans la gare saint Lazare entre un train à vapeur ; j’oublie le bleu horizon de la guerre des tranchées. Je mélange les époques sur la palette d’une période bleue, des danseuses sur le pont d’Avignon, l’eau qui coule sous le pont Mirabeau, l’eau des golfes pas très clairs, celle de la Méditerranée et celle du lac Léman. Surfaces et profondeurs. Je m’égare dans des effets d’optique et dans la diffraction des rayons. Les lignes droites se cassent. La voie lactée s’arrondit.
Bleu du ciel et de la mer, des océans, des fleurs, des tableaux (le turban de »la jeune fille à la perle »). S’agit-il de transparence ? De la vague qui déferle ?
Je vais attendre et voir si un jour une autre couleur apparait en énigmatique manifestation sur un cliché, à moins que ce ne soit la forme qui change, et que je vois une étoile.


Pascal Legrand

Visiteurs : 156

Retour à l'accueil