RENDEZ-VOUS DEVANT LA BAIE 2015-07-28



« Tu as de belles mains et j’ai de beaux pieds ; nous sommes faits pour nous compléter. »
J’ai apprécié la finesse de ses doigts, ses phalanges bien proportionnées. C’est un bon signe quant aux proportions du reste du corps. Tout m’a semblé normal. Le rôle des articulations et l’esthétique des extrémités sont souvent négligés. La souplesse du mouvement entraine l’élégance. Avec fluidité aussi les idées bien exprimées et bien reliées se transmettent aisément d’une personne à l’autre, comme les enchainements de figures avec la puissance et la coordination des muscles.
Il était cependant un peu tôt pour que je lui dévoile mes théories car c’était notre première rencontre. Je devais aller à l’essentiel et le saisir avant qu’il ne s’échappe, ce qui n’est pas toujours facile. J’ai parfois la vision d’un instant, et sans bruit, comme par magie, l’instant s’enfuit. Je me retrouve amoureux, ou pas. Parfois ça dure, parfois c’est dur. Le plus souvent j’essaie de rester pratique et terre à terre, mais les sentiments sont difficiles à chiffrer : un peu, beaucoup, à la folie et pas du tout. Souvent c’est juste l’effet du temps qui passe. Trop vite.
Je pense à la journée d’été avec le vent à l’est le matin. La terre se réchauffe plus vite que la mer ; il tourne à l’ouest l’après-midi. Le calme revient au coucher du soleil. C’est le régime de brise (thermique car dû aux différences de chaleur), un phénomène relativement prévisible. Comme les divorces. Alors qu’un courant d’ouest établi donne un vent d’ouest régulier, évitant le calme de la mi-journée. La météorologie est un sujet de conversation intéressant, éventuellement avec plusieurs niveaux d’interprétations.
Sans être très âgé je vois quand même un peu la fin de la journée se dessiner. Je vois l’horizon. Romantique ? L’homme seul debout face à la mer, ou assis sur un rocher près de son âme sœur. Peinture ou photographie ? Rêve ou réalité ?
Je pourrais presque dire que je sais que je ne sais pas. Les choses changent comme les jours qui reviennent sans que je remarque le changement. L’autoroute demande un certain temps d’étude et de construction, puis occupe le paysage. L’artère se bouche lentement de par le cholestérol, et c’est l’infarctus. Allez savoir si les deux évènements ont un lien, avec cette histoire de papillon qui bat des ailes et fait trembler l’autre bout du monde, genre effet domino. De toute façon j’ai décidé de rester sur cette planète. Les autres terres sont trop loin pour le moment. Je ne suis pas un grand navigateur sidéral. Bien sûr ce serait une belle histoire : je me décide à partir (contacté par des êtres plus intelligents et plus savants que moi - je ne vous en ai pas déjà parlé ?). Je me ferais plaisir dans ce voyage lointain à regarder défiler les galaxies par le hublot. Le temps s’écoulerait lentement, le vieillissement serait différent, avec une maturation progressive des idées. Je somnole déjà souvent de manière agréable. Je m’intègre dans mon environnement, sans intention particulière ; je change sans le vouloir. Les amas d’étoiles peignent des tableaux au travers des écoutilles du vaisseau. Des individus nouveaux se matérialisent avec la distance, dans son rapport avec le temps. Je fais des connaissances. Certaines semblent sortir de la lampe d’Aladin, des contes des 1001 nuits ou de la tête du Petit Prince.
Je croise le Dragondulant, venu du Loch Ness sans doute avec sa peau de phoque ignifugée et ses réacteurs de poussée ionique irisée. Il a longtemps été tissé d’une étoffe onirique, mais plus maintenant grâce à la mécanique quantique. Il erre sans carburant, un mystère, un puzzle de destinations insulaires, vers le lac d’Oô, vers des contrées inhabitées, inexplorées, terra incognita dont l’existence est à peine soupçonnée, fille d’Ys et de l’Atlantide, de bouillonnements de bulles en tourbillons de Maelstrom. Un harponneur l’aurait vu sur un banc de sable en compagnie d’huitriers –pie bruyants. Vapeurs d’eau, fumées bleutées, les atomes magiques se combinent en arabesques sensuelles, et le nombre de sens a bien augmenté (surtout pour Camille !).
Marée haute. Renverse. Les haut-fonds vont découvrir. Attraction lunaire. Bivalves joyeux, patelles (chapeaux chinois), pousse-pieds accrochés à leur rocher, salicornes à ramasser dans les marais. Il suffit d’avoir dans le regard les ingrédients pour faire un beau voyage. Je me dis que je vais aller m’assoir sur un autre banc, ou marcher jusqu’au bout de la jetée où je l’attendrai.


Pascal Legrand

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