RENCONTRES FORTUITES 2015-01-24



Quand je rencontre quelqu’un c’est plus facile pour moi si j’arrive à situer cette personne (que je vois pour la première fois) dans un cadre de référence. C’est généralement ce que nous faisons grâce à l’usage de stéréotypes, même si c’est approximatif, sauf bien sûr pour les vendeurs de voitures, mais dans ce cas je sais que j’ai des préjugés négatifs ; si les pièces du puzzle s’emboitent trop facilement il y a moins de suspense.
Certains jours je ne vois personne et je me trouve un peu étrange. Il y a des cycles que j’essaie de comprendre. Je réfléchis à ces phénomènes qui reviennent. L’alignement des planètes joue-t-il un rôle ? « Les jours se suivent mais ne se ressemblent pas » dit la sagesse populaire qui a certainement un dicton opposé. Oui et non. Je ne suis ni pour ni contre, bien au contraire. Je veux dire que la réalité des choses nous embrouille facilement, qu’il faut savoir lire ce que l’on voit, voire même l’interpréter, comme si le tableau était un peu abstrait, ou le cliché pris sous un angle particulier. Contre plongée ou pas ?
La première fois où je l’ai vue, juste en rentrant dans son bureau, je me suis demandé si je ne l’avais pas déjà vue. Elle était assise face à l’écran de son portable (c’est donc relativement récent). Un clavier de machine à écrire m’aurait fait une impression différente, mais dans l’instant je n’ai pas pensé à cela. Quand quelqu’un est derrière un bureau je remarque forcément s’il y a un sourire sur son visage, ou pas. Joli sourire. Il y en a plusieurs types, et je m’efforce de ne pas les mélanger, tout comme les prénoms et les visages qui vont avec. Je fais des efforts pour être attentif, attentionné à l’occasion. Coraline ; c’est facile à retenir. Cora, Aline. Les tiroirs de la mémoire s’ouvrent et se referment. Je vais trouver une place. Nous nous sommes déjà rencontrés quelque part ? Ou une Caroline alors ?
Sur les plateaux ce qui me plait c’est le vide, ou plutôt la liberté du regard, les 360 degrés. Le regard s’arrête sur un point, une herbe, un oiseau, un nuage, la pierre. Le passé ondule en vibrations, comme les couleurs qui se combinent en nuances, en dégradés ou délavés, des lavis. Il y a des douceurs et des subtilités. Le sous-sol reste caché, riche de minéraux précieux ou de terres rares. S’il n’y a rien ici il y a forcément un ailleurs d’abondance quelque part. C’est rassurant et calme. Sauf si le vent souffle, car alors il balaye. Ensuite c’est à nouveau tout propre ; les couleurs sont ravivées après le passage du front. On n’échappe pas au temps qu’il fait, au temps qui se greffe sur le passé. Au temps qui passe. Aubrac, Cézallier, Ecosse, Irlande… ? Certains plateaux se ressemblent, certaines géographies, certains visages. Je finis par retrouver cette impression de « déjà-vu », une forme, un objet, que seul l’inconscient a enregistré et qui fait que je ne me sens pas étranger. Pour les rencontres c’est la même chose.
Voir une fille plutôt jolie derrière un bureau n’a rien d’exceptionnel. J’aime les visages ronds plus que les longs. Je suis «Naissance de Vénus » plus que » Demoiselles d’Avignon ». Mais plus encore que les traits c’est le visage qui compte. Pas la couleur des yeux mais la patte d’oie, l’arc de la paupière, la profondeur de la rétine, le mystère pour tout dire. Il se cache souvent derrière des lunettes dont les verres sont assez grands, avec une monture marron, en écaille de tortue. Ces lunettes créent un obstacle qu’on est tenté de franchir. Les enlever serait un premier pas significatif. Les voir ajuster sur un nez prouve que l’on s’intéresse à vous. Coraline avait une certaine façon de faire passer son regard par-dessus en baissant la tête. Avec le temps je me suis aperçu que cette attitude déclenchait chez moi un réflexe de séduction, un automatisme qui me fait trouver charmantes les jeunes filles qui portent ce type de lunettes. Elles sont à la réception, à l’accueil, ou à la table d’un café. Il est curieux de penser que des lunettes portées par quelqu’un que je ne connais pas peuvent être le catalyseur d’évènements qui me concernent directement.
Le problème est que je vieillis et que les jeunes filles restent jeunes. Alors pour m’éviter des déceptions ou des ennuis, j’essaie de développer un deuxième mécanisme : je passe des formes et des courbes du corps à des souvenirs de paysages aux collines ondulées enveloppées de brumes bleutées, avec un arrière-plan qui s’estompe dans le lointain. Je pense à un vol du soir calme ; j’étends les bras et l’air me porte sans risque de me rapprocher trop du soleil. Je survole des forêts de feuillus cachant de petits ruisseaux que je connais. Je m’efforce de saisir le sens des choses et de l’instant. Ça me fait l’effet d’un calmant, puis je vais redescendre sur terre un peu hébété. Je flotte comme un petit nuage où les pensées se forment et se déforment aux contours. Je sais que tout ceci n’est que vapeur et que je dois trouver un champ suffisamment grand pour me poser. Rien ne presse ; je vais traverser un plateau vent dans le dos, découvrir une steppe du regard, répondre à l’invitation au voyage.
« Alors on le prend quand ce petit café ? »


Pascal Legrand

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