PRÉFACE 2014-12-19




Je suis un artiste tardif. J’ai choisi la table, le gite et le chauffage assuré avant de satisfaire mes pulsions créatrices. Ai-je eu raison ou tort ? Qui pourrait le dire ; le temps fait son œuvre. Je suis toujours là, avec quelques couches de sédimentation supplémentaires, avec les traces de l’érosion éolienne (les vents du désert chargés de sable) et aquatique, comme les rivières qui creusent les rives, les rides, et les tempêtes d’hiver qui font reculer la côte.
Un artiste doit-il travailler (pour vivre ?) ou désire-t-il que sa production soit disponible pour tout le monde à la sortie du métro ou du bois ? La mesure du succès dépend-t-elle des lois du marché, de l’offre et de la demande ? Picasso plus cher que Miro, et que dire du prix des mots ? La liberté ne se vend pas à la page et vous ne pourrez pas m’acheter. J’ai laissé faire le temps ; les couleurs et les strates se sont mis en place. Les cernes du bois sont là, l’aubier aussi. Il peut s’y lire des changements climatiques, la surface est à polir pour voir les reflets. Malgré le poids de la matière tout ceci doit avoir la légèreté du rêve, de l’éphémère et non le poids du lingot, de l’argent des banques. Je n’irais pas au coffre. Rien à voler, mieux vaut donner. Etre léger pour de toute évidence mieux m’envoler, ne pas couler. Icare et Ulysse.


Fluide
Mes ailes, mes anges
Mésange, mélange
Mirage d’Icare et décollages
Des peintures, des collages
Des amours de Vénus Lotophage
Aux cercles sous les nuages
Des galaxies qui s’envolent
Dans les trous noirs des houles
Des spirales nous attirent vers
Le souffle.

XXX

Roue à aube
Au départ il y a le réveil. Mais avant il y a ce que j’ai fait la veille. Savoir si j’ai bien dormi et de quoi j’ai rêvé. Devant la journée attend, puis la semaine, le mois, l’année peut-être.
Si j’ai pris l’air dans l’après-midi, les traits tirés par le vent, je fais ma nuit jusqu’au petit matin, et à mon lent éveil je sens que les neurones embrumés s’agitent au rythme de l’imagination. C’est l’heure créatrice des écrivains qui vient de passer. Je sais qu’il est déjà trop tard pour un travail sérieux mais j’essaie d’attraper des bribes d’images pour voir si je peux reconstituer une histoire.
Est-ce bien moi qui risque de manquer le ferry, ou est-ce l’avion ? Faut-il aller à Dieppe ou à l’aéroport ? Ai-je bien mon passeport et ma carte bleue ? Je suis content que le réveil résolve le problème. Je peux décider dans mon demi-sommeil de passer à une autre histoire de mer ou de vol, qui soit plus contemplative, dans laquelle je vais voir passer des formes féminines. J’écris ceci :
L’orient
Le fakir rêvait à une ballerine légère sur ses pointes
Pour lui plaire il serait le clou du spectacle :
« Je ne serais plus seulement une forme alitée
Il faut que je lévite vers une nouvelle réalité ».
Mais elle lui préféra le tapissier et sa semence.

Le jour se lève. Les mots se télescopent. Pas terrible. Je les regarde s’éloigner dans la lunette de l’astronome. Le ciel se blanchi comme la page. Les planètes passent sous l’horizon. Je suis une silhouette qui guette un navire et sa cargaison, une nymphe, un nuage, un signe, comme dans un tableau.
Hier j’ai vu passer un vol de grues. J’entends les engrenages des saisons, comme la roue du moulin qui se met lentement à tourner lorsque s’ouvrent les vannes, comme les ailes qui s’animent face au vent. Il y a des énergies qui passent. Il y a des eaux et des airs. Vous avez dit des os et déserts ?
La diapositive suivante montre une carcasse, un crane de chameau édenté non loin d’une rose des sables. Le ciel s’épaissit d’un vent chargé de particules à la lumière diffuse. La couleur est mat, polie par l’érosion. Au loin les derricks semblent abandonnés près d’un pétrolier échoué, rouillé, à moitié démantelé. Une casse de navires. La mer d’Aral. Je mélange les textures de peinture, tempera et aquarelle.
Je garde une distance. Tout ceci n’est qu’une représentation. Je vois une lune qui monte. Est-ce bien moi ? Je n’ai pas quitté la terre… les ailes du moulin brassent de l’air. Je vois les remous, les tourbillons, les turbulences. Je slalome et surfe vers une étendue plus calme. Je sens que la flamme ne va pas tarder à s’allumer sous la bouilloire pour mon café.

Le long de la rivière
« L’avenir se prépare dans le présent ». Mon père a souvent répété cette formule dans l’intention de me voir bien travailler à l’école. Je l’avais adoptée, en comprenant que plus je travaillais maintenant moins j’aurais d’efforts à faire plus tard.
Déterminisme ou libre arbitre ? Je suis devenu enseignant comme lui. Je pense parfois que le présent est le résultat d’un passé ou je n’ai pas toujours eu que des choix à faire, sans pour autant pouvoir donner une proportion précise de ce qui était écrit, ou dû au hasard.
Les élèves sont traditionnellement source de perles, dont l’exemple paternel le plus cité était : » il ne faut pas juger les gens sur la mine à cause des coups de grisou », une déclaration logique qu’il aurait pu accompagner d’un autre de ses dictons : « l’ignorance des autres est toujours scandaleuse ». Pour la mine l’erreur fait plutôt sourire. Nous trouvons effectivement normal de savoir ce que nous savons, normal d’ignorer des pans entiers de la connaissance d’autrui, mais pas évident d’accepter leur lacunes dans nos domaines de compétences.
Comment l’enfant découvre-t-il l’étrange et l’étranger ? Quel est le premier souvenir de perception d’altérité que je peux retrouver ? Ce n’est pas le genre de question que je me pose tous les jours ; mais bon.
Mes premiers souvenirs d’un « essentiellement différent » seraient peut-être ceux du monde souterrain du métro parisien aux rames rouge et verte. Nous descendions sous terre pour nous rendre chez mon grand-père ; il y avait du bois verni comme sur les bateaux. Il y avait ce bruit venant d’un trou noir, les entrailles de la terre de Jules Verne ; plus tard ceci deviendra le vers de terre géant de Dune, chargé d’énergie avec tous ces électrons humains se dispersant dans toutes les directions, et ces visages multiples des visions d’opium de Thomas de Quincey, dans les escaliers de Escher qui se croisent (métro Chatelet ?) avec leurs motifs répétitifs.
Cet ailleurs ne m’attirait pas, mais comme dans la famille on aimait plutôt les trains je gardais un sentiment incertain et ambigu face à ce monde nouveau. La lumière du jour me manquait. L’éclairage artificiel me surprenait, comme me surprendrait plus tard le premier métro où s’embarque l’Afrique qui se lève tôt, masculine, parlant peu, ne chantant pas au rythme des rails, bruit qui d’ailleurs avait disparu grâce aux pneus (pour les rames bleu-clair).
Plus encore que le lieu c’est le visage, le regard qui nous fait découvrir d’autres horizons. L’autre voit-il la même chose, y associe –t-il le même sens ? Ce n’est pas toujours évident. Un chat est un chat, et si il est noir c’est aussi un signe…c’est selon.
Au long de la Seine coulent des souvenirs. Eglise, pont, prison, cathédrale, crues, péniches, feuilles et promenade vers des bains d’antan ; un ancrage où nait l’écriture incertaine, transportant sa cargaison vers l’embouchure, la source ou d’autres cieux.
Comment Mohamed est-il arrivé ici pour construire des maisons ? Momo. Le soir il dort dans sa chambre dans l’entrepôt. Il garde, avec un chien de chasse à poils longs, un griffon. Son visage a les rides de la montagne, aride et souriante, avec un teint de terre et de rocher sur lesquels le soleil s’est trop attardé. Il lui manque des dents. Il est serviable et gentil, tout simplement, loin des siens. Il creuse des sillons où le temps s’installe comme chez lui, dans ses yeux les reflets des nuages emportés par le vent. Mais il ne nous dit rien. On ne lui demande pas. Sait-il ce qu’il possède, que nos chemins se croisent, alors que nous cherchons des caps, des vérités, des buts ? Il a la confiance du patron. Son âge lui donne une force plus morale que physique. Il dort certainement avant le petit jour ; il sait la lumière sous l’horizon, le rythme des silences, le cri rauque du chameau qui blatère, la couleur vive du tissu flottant au vent dans les reliefs minéraux. Je n’ai pas de photographie ni de portrait. J’ignore où il repose. Ses os sont-ils blanchis par le temps ? Ses fils honorent-ils sa mémoire ? Je n’ai rien su de lui ; je garde à peine une image passagère. Je veux pourtant croire que ces croisements de trajectoire ont un sens. Tout en profitant du présent peut-on le chercher assez longtemps ?
Je vois également le visage anguleux d’un oncle lointain d’une grand-mère, une alliance étrangère, un russe au moins de l’époque de la révolution, blanc mais pauvre, un peu seul car il ne parlait et ne comprenait pas très bien le français. Son monde semblait lui suffire ; il était bien présent dans la pièce pourtant, le regard doux de quelqu’un qui n’aurait pas tiré sur ses compatriotes ; guerre grand malheur, surtout si civile. Il avait dû traverser des épreuves et des Bérézinas, comme Napoléon dans la reproduction du tableau de la retraite de Russie dans nos manuels scolaires. Avec l’âge il bougeait lentement et pensait de même. J’aurais pu le voir peintre, Van Gogh… il avait dû travailler dans les livraisons d’épicerie. La grand-mère le bousculait un peu mais lui servait quand même à boire, comme dans du Victor Hugo. Je n’étais pas indifférent, mais la page s’est tournée ; je ne saurai jamais si étant jeune il avait fait du traineau dans la froidure pour rejoindre l’isba de sa bien-aimée, si il respectait le tsar et si il était allé à Saint-Pétersbourg ou à Nijni Novgorod. Il m’arrive de penser à lui quand je vais voir une pièce de Tchékhov. Le passé me semble inaccessible, pas oublié mais déjà très loin, perdu comme dans la steppe balayée par le blizzard. Je prends alors conscience de tout ce qui m’échappe dans ce monde transitoire de races et de religions différentes. Le musulman, le russe, le fils du tailleur juif avec qui je jouais à la sortie de l’école ne sont-ils pas mes semblables, mes frères selon le poète ? L’homme d’aujourd’hui avec son ordinateur est-il différent de celui d’hier, d’il y a une ou deux générations ? Je prends les jaunes, les blancs, les noirs et je les mélange global, sur une planète, et j’obtiens quoi ? Une communauté ou des juxtapositions ? Une nécessité d’apprendre, un besoin de communication, la certitude d’une évolution ? Le poisson a maintenant des pattes et il commence à se demander s’il y aura toujours de l’eau. Ça doit être ça : l’eau et l’air. J’aime bien oxygéner mes souvenirs pour raviver les couleurs. Indiscutablement écrire est une forme d’échange (au moins avec le papier) qui me permet de fixer un détail ou un autre, et de m’interroger ensuite sur les raisons de mon choix. Je n’ai pas encore la réponse. Je ne sais pas si tout cela est une bonne chose ou non. La vie continue avec un peu de flou entre les mises au point.
Point, c’est bien pour terminer.


Pascal Legrand

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