LA PROPAGATION DES FISSURES 2014-11-16 Première partie J’ai toujours eu du mal avec les chiffres et les dates. J’ai retenu 69, année érotique (Gainsbourg), avec alunissage. 1515. 1066. 1620. Marignan, Hastings, le Mayflower et les pères pèlerins. Je ne suis pas calculateur, dans tous les sens du terme ; le futur m’intéresse probablement plus que le passé, même si je sais qu’il faut savoir d’où nous venons pour pouvoir tracer notre route. Heureusement il reste des bibliothèques qui n’ont pas brulé et tous les disques durs ne sont pas effacés. Le poids des ans pourtant commence à se faire sentir avec l’augmentation des données. J’ai du mal à ranger mes souvenirs, à mettre ma petite histoire dans la grande. Empiler décennies par décennies me parait artificiel. Certes les années 30 ou 60 m’évoquent plus de choses que les années 90. Les années folles, les 30 glorieuses. C’est un paquet pratique à porter grâce à la poignée et à l’étiquette. Mode, musique, prospérité. Je choisis 1989. La fin de la guerre froide (chute du mur- Ceausescu fusillé), Tiananmen, Tim Berners Lee et internet. Je me demande si je ne vis pas trop avec des souvenirs plus qu’avec des projets. Grace à la révolution roumaine je sais que j’étais en Ariège à Noel, mais je n’ai pas d’images mentales de sapins et de cadeaux. Je revois la maison, les invités, la boutique du charcutier. Je ne pense pas avoir de photos. J’en ai qui datent de cette époque, en noir et blanc, sauf qu’il faudrait dire en gris. J’aime les dégradés de gris, les reflets sur l’eau, dans les glaces ou les nuages. J’ai quelques autoportraits sur lesquels je me reconnais à peine. Il manque la troisième dimension. Il y a des lignes fuyantes de perspectives que l’on ne parvient pas à rattraper, un courant d’écoulement temporel. Pour arrêter la propagation des fissures il faut percer un trou à l’extrémité de la fissure. Aujourd’hui les chercheurs ont trouvé des matériaux intelligents qui se régénèrent, bouchent eux-mêmes les trous du temps. J’aimerais pouvoir faire la même chose mais je ne suis pas encore au point. Je perce, voire je recouds. Les colles me causent des soucis. Je finis par ne plus avoir confiance. Est-ce que cela va tenir à l’eau, résister à la corrosion, aux écarts de température et aux dilatations du temps ? Recoller les morceaux : puzzle ou mosaïque ? Réintroduire des couleurs à la Vasarely ou Delaunay, comme avec des hélices, spirales et révolutions ? J’ai parfois du mal à garder le cap ; le regard finit-il par nous mener là où nous fixons l’objectif, la cible ? Viser. Tirer. Ne pas se concentrer sur l’obstacle mais sur le chemin. Je ne regarde pas non plus le vide sous mes pieds, mais l’aboutissement de ma trajectoire, là où mon plané va m’emmener après mon décollage. Coller. Décoller. Ne jouons pas sur les mots, restons dans le concret, terre à terre. Il faut trouver les éléments stabilisateurs, des repères, des jalons sur le parcours, que l’on appellera balises (avec des longitudes et des latitudes), signalant la position des dangers, avec un code couleur simple : « tri-co-rouge et ba-cy-noir », ou bien noir et jaune. Rassurez-vous je ne vais pas vous faire un cours de navigation. Deuxième partie : l’équeutage J’entends bien le bruit de la queue du haricot qui casse sous l’ongle. Le ciel est gris. Il ne pleut pas. Il y a des avantages aux tâches répétitives comme le tricot ou les haricots. Je n’écoute pas de musique. J’écoute. J’entends les non-dits, à peine. En fait je me demande combien il faut en prendre à la main, des haricots, pour optimiser. Puis je me demande s’il est nécessaire d’optimiser car je n’ai pas de contrainte de rendement ou d’horaire. Mais bon, je ne veux pas y passer deux fois plus de temps que nécessaire. J’ai d’autres choses à faire. Préparer la cuisine c’est déjà de la cuisine. Planter les graines aussi, mais beaucoup plus en amont quand même. De toute façon il faut y consacrer un minimum de temps, sinon c’est la boite de conserve obligatoire. Il y a la pile à gauche, un plat en bois au milieu, et un autre pour les équeutés. Je travaille de gauche à droite. J’ai un certain sens d l’organisation. Un. Deux. Trois. Les épluchures sont petites ; la pile de droite grossit. Mon ongle se ramollit un peu. Déjà tout petit ma mère me confiait cette tâche, d’où mon sentiment de responsabilité et mon attachement sentimental pour l’équeutage. Je crois que je réussissais assez bien. Ma formation à la cuisine n’ira pas réellement plus loin, encore que j’aie appris à faire des tartes. C’était par gourmandise. Rien à voir avec le spirituel et la zénitude. J’arrive bientôt à la fin des haricots. J’apprécie la concision. Les digressions ? De quelle année parlions nous, 1969 ou 1989 ? Pascal Legrand Visiteurs : 247 Retour à l'accueil |