JUSTE UN INSTANT 2014-04-14



Ce matin les pies jacassent dans le pin. Je ne comprends pas leur discours. Penserais- tu à elles en nous entendant parler de nos vols ? Tout ne serait pas si noir et blanc, si yin et yang, même si il est question d’énergie.
Voler et marcher sur l’eau sont deux rêves de l’homme, quitte à se mouiller les pieds ou y laisser des plumes. Il y a des motivations simples à comprendre, mais je vais essayer de préciser le plaisir particulier d’un gain d’altitude qui commence près du sol.
Il faut du soleil qui chauffe l’air au contact de certaines surfaces. Une bulle, qui peut devenir une colonne, se détache ensuite pour monter se refroidir. Cette ascendance est notre ascenseur. Elle n’est pas organisée de manière très homogène, que ce soit en forme, en vitesse, ou en structure. A son alentour se trouve une frontière, un no-man’s land, et en continuant un peu plus loin « tout le monde descend », comme les bulles d’huile colorée dans les aquariums décoratifs des années 60.
A la campagne rares sont les gens qui n’ont pas vu une buse tourner bas et monter sans battre des ailes. C’est ce que nous faisons, en moins instinctif, mais avec un plaisir certain, et pourquoi pas avec un ciel de printemps parsemé de cumulus humilis, ces petits nuages de chantilly légère qui signalent les thermiques par leur condensation, et marquent l’altitude maximum que nous atteindrons hors nuage (car dedans on perd le sens de l’orientation). J’aime voir le paysage de la base du nuage, à l’ombre, en passant au travers des bords cotonneux qui s’effilochent. Vu du haut tout semble différent et changeant. Le temps qui nous sépare du sol est étiré, la pression est moindre.
Je vais parler du temps du ras du sol, qui est intense, compact et compressé ; l’erreur s’y paye plus vite. Le champ vous guette.
Le décollage s’est bien passé, mais les spectateurs diraient que l’air n’est pas porteur. Après quelques passages je me dirige donc vers l’atterrissage, sachant qu’il me reste des cartes à jouer sur des zones de chaleur accumulée. Plus je suis bas et plus ces cartes ont une surface limitée, un petit diamètre exploitable. Le tapis volant devient un mouchoir de poche. Il faut trouver l’endroit où le mouchoir s’agite pour donner le signal du départ, là où les feuilles bougent, là où les vaches remuent la queue, et avoir la chance d’arriver au moment où le train passe sur le ballast chaud (affaire de cheminot).
L’essentiel est l’agitation de l’air qui stoppe la descente. Le son du variomètre indique un sautillement qui se sent dans la barre de contrôle, dans le bout d’aile. Le cerveau se branche en mode recherche et optimisation. Le sol est si près que, selon l’expression consacrée, on peut voir les couilles de la taupe. Les vaches, les cimes des arbres, le ruisseau… tout défile dans le virage, comme dans la batée du chercheur d’or, prospection à la main avec un peu de force centrifuge. Il faut trouver le noyau de la colonne, enrouler la pelote de la trajectoire bien serrée autour, accrocher les rémiges dans l’air ascendant, et devenir oiseau. Le regard définit l’inclinaison de l’aile, les mains corrigent la vitesse, les sensations se coordonnent. Il faut maitriser l’espace d’un instant le temps et l’espace, fusionner le tout, évaluer la dérive due au vent, voir le sol qui ne se rapproche plus, l’altitude qui augmente mètre par mètre à chaque tour. Rien n’est gagné mais rien n’est perdu. Insister, persévérer, jouer finement. Une lente remontée suit la pente du relief ; les cimes des arbres restent proches ; des options supplémentaires s’engrangent ; le plan d’origine tient toujours : rester sur ce chemin qui va vers le haut, que personne ne voit comme moi, que je cherche au-dessus sous forme de nuelle ou de barbule. Petit à petit j’arrive au niveau de la crête. Je vois l’autre côté de la montagne (l’endroit mythique où habite le yéti). Je vois enfin mes 360 degrés d’horizon. Le lac brille dans l’ouest, comme un serpent qu’il sort de la forêt. Satisfaction. Mission accomplie. Les vaches rousses sont grosses comme des renards. Ma perspective englobe maintenant toute la gare et les voies de triage. Je ne vois plus l’entrée du tunnel. Je ne vais plus sous terre. Je suis dans le monde des rapaces et des migrateurs. Je peux tracer une ligne droite intangible et éphémère, qui m’aura couté énergie musculaire et cérébrale, un exercice tonique, le vent dans le visage, le plein de sensations, glisse et variations sur les valeurs du temps, le genre de chose que j’aurais envie de partager, un plaisir en somme.
Ce n’est pas le vol de la mouette sur la falaise, ni celui du vautour ou de l’émouchet. C’est juste être dehors, en l’air, par une belle journée. Il faut choisir l’heure du décollage, rester prudent, tôt ou tard reposer les pieds sur terre, ce qui est l’occasion d’un autre moment magique, d’une sortie élégante grâce à une technique maitrisée ; et sur le plancher des vaches il y a d’autres aventures à lire, une autre fois peut-être.


Pascal Legrand

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