AU SUJET DES COLLINES 2014-01-26


Atmosphère

Quand revient la saison des vols sur la campagne, je me remets à boire. Pas de désespoir, simplement de soif. Le plus souvent, je plie mon aile en plein milieu de l'après-midi, ayant fait quelque erreur tactique qui m'a contraint à me poser. Donc, il fait chaud et je sue sous le soleil. Ensuite, il y a cette petite marche qui conduit au village. C'est à ce moment que le plus grand champ près des maisons s'avère toujours finalement un peu plus loin qu'il n'y paraissait vu du haut. La marche est aussi un sport avec le sac sur le dos, et je fais bon cœur contre mauvaise fortune. Bien sûr, j'ai perdu, peu auparavant, le contact radio avec la voiture. J'oublie les kilomètres et la facilité du portable pour préférer l'aventure et les rencontres. En général, il me faut bien deux panachés pour me remettre de tout cet exercice.

Le café de campagne est une espèce en voie de disparition. C'est un lieu plein de fraîcheur et de charme, avec ses tables en bois, ou en formica dans le style moderne années 60. Il y a toujours des tables libres. Parfois un personnage haut en couleur bien que peu porté sur les habits fun, un ancien, sirote son verre de rouge au comptoir. L'autre jour, la "barmaid" ou plutôt la patronne ressemblait à l'actrice qui fait quelques mimiques avec une voix un peu pointue, Dominique Lavanant. Elle avait quelques années et quelques kilos en plus, mais le rouge à lèvre, la coiffure et le sourire étaient dans le style.

Un peu dans le genre "alors mont p’tit gars, comment ça va ?". Derrière elle, le choix de cigares est limité ; il n'y a pas de Davidoff. On peut faire sans malgré tout et sans problème.

Le sac est dehors sur le long du mur, au cas où une bonne voiture passerait par hasard. "Y a pas de voleurs ici", on ne me l'a pas dit mais j'en suis sûr. Le coq du clocher tourne avec le thermique qui passe. Mais le vol est fini. C'est maintenant une autre histoire.

Café bar-taxi, parfois ambulance. "Chez Monique, café de place, de la mairie ou de l'église". L'enseigne à elle seule mérite souvent la photo. Je regrette de n'avoir pas marqué les noms sur mon carnet de vol. Bien sûr, mon verre à la main, je me sens un peu zombie. Les subtilités de l'ascendance ne sont pas toujours connues au milieu de la nature profonde, même si les buses tournent au-dessus des tracteurs. La discussion du potentiel de la journée et du choix des options sera pour plus tard.

"Non, ce n'est pas la panne d'essence, je n'ai pas de moteur !". D'où que vous soyez venu la performance est toujours valorisée : forcément, c'est loin sans moteur. Ah les facteurs de la performance ! Frustration de s'être arrêté ici, et satisfaction de n'être pas au milieu de nulle part, avec qui sait, une cheville de travers, à contempler un calvaire marquant le carrefour où il ne passe jamais personne.

Le hasard fait son possible pour m'aider : la fille de la maison repart vers le décollage, et je profite de la voiture (seulement). Il y a aussi l'homme, jeune, qui a vu des ailes décoller dans les montagnes et qui me dépose sur la bonne route. Je trouve plus de gens de bonne volonté et sympathiques que d'indifférents. Ce n'est pas le luxe du posé à la ferme ou au château, avec dégustation des produits locaux ; néanmoins, le café est une scène distrayante dont je suis l'acteur exotique. Je fais de l'improvisation en fonction du public. Avec le sourire, je rattrape mes gaffes.

L'homme des villes trouve toujours le village désert. Après l'adrénaline du vol, le calme et le silence me tombent sur le dos. Puis, je retrouve la parole de l'autre. Comme si je sortais du métro Alésia et qu'il n'y avait personne sur la place. Je traverse vers le café refuge et je retrouve l'univers des humains en quittant celui des oiseaux.

Le vol dans la tête, la marche dans les pieds, la fatigue dans les bras. Nous vivons dans un monde bien étrange. Pourvu que ça dure !

APTERYX ET LES CHRONOPHAGES

Au sud de notre village, on raconte des légendes de sapins mangeurs d’homme. Evidemment, ça fait peur. Moi j’aime les forets noires, mais avec des cerises et du chocolat. Alors quand des aiguilles de sapin salivent au soleil et que des vents malins s’en mêlent, il est préférable d’aller découvrir d’autres rivages.

Nous sommes comme des argonautes, toujours en quête de la toison, c'est-à-dire d’une belle journée au ciel légèrement meringué de petits nuages blancs prometteurs de visions nouvelles.

C’est un habitant de mon village du nom d’Apteryx qui m’a entraîné vers le nord. Il m’a pris sous son aile en me racontant des histoires de phénix, et de l’île grecque de Cheminotikos où il était allé en vacance dans le temps.

Dans le nord, me dit-il, il y a des loups, mais il ne faut pas en avoir peur car nous sommes en l’air.

Je comprends bien ; c’est comme les crocodiles. Et il y a un temps pour tout, le froid de canard et le confit compris.

C’est ainsi que je me retrouvai sur un décollage avec une aile sur le dos, un peu comme ce tableau célèbre de Charles Landon (1799) où l’on voit Dédale qui accompagne élégamment l’envol de son fils aux ailes blanches, nu, pas très bronzé, sans instruments visibles, mais le pied léger. Nous savons comment l’histoire se termine. Mais quand même…

Il ne faut pas négliger les leçons du passé et tout le monde a entendu parler de cette histoire. Trop près du soleil. De la cire au lieu de la super glue. Et ses ailes de géant l’empêchent de marcher, alors vous pensez bien que pour courir…
J’ai quand même pris quelques renseignements. Dédale a décollé de Crète. Et il parait qu’il s’est posé à Camicos en Sicile, avec un stop-over à Cumes, près de Naples, ce qui fait plus de 1400 km. Il devait avoir de grosses omoplates ou s’arrêter de battre des ailes plus qu’à son tour. C’était il y a longtemps ; nous avons dû oublier certaines choses.

Dédale avait aussi inventé la vache-mère du Minotaure, mais je ne veux choquer personne. Respectez les vaches dans les champs ou vous vous posez par erreur, et rappelez-vous qu’il faut contrôler votre degré d’étymologie avant de partir (vous soufflez fort).

En bon artisan, Dédale avait aussi inventé la fourmi qui passe le fil dans la coquille d’escargot (rien à voir avec Ariane), et plus tard, l’eau bouillante pour se débarrasser du roi Minos qui commençait à l’énerver. Au milieu de tout cela, il y a le labyrinthe qui était censé emprisonner le Minotaure, et d’où finalement Dédale dû s’échapper. En décollant !

Je vous accorde volontiers que la mythologie grecque est un sujet un peu compliqué dans l’ensemble. Nous allons donc restreindre la perspective d’aujourd’hui à un rapide coup d’œil sur le labyrinthe, plus particulièrement celui situé dans le sud du lac, dont les photos sont visibles sur Google Earth.

Vu du dessus, tout est différent. Pensez à ces grands bras d’arrosage qui donnent ces cercles de cultures de couleurs. Le miracle de l’eau, et aussi, le miracle de l’homme. Mais là, on se demande pourquoi l’homme est prisonnier du labyrinthe. Vous êtes rentré par la porte de devant (en payant en plus !), vous vous êtes posé au milieu, ou bien vous êtes victime du péché originel et condamné à errer dans le noir (la bougie éteinte) à chercher la sortie, tel Sisyphe le bousier remontant son caillou (j’aime bien un peu de mélange ; mais c’est dur à suivre).
C’est un peu le principe du labyrinthe : il faut que la sortie soit difficile à trouver. Mais pas trop.

En fait quelle que soit la façon dont nous entrons, nous ressortons les pieds devant. On peut varier le trajet, faire durer le plaisir, s’interroger et supputer, il faut une fin, une sortie. C’est mieux que le squelette desséché au milieu du parcours, en général, car il y a l’histoire du chemin à raconter. El camino. Le tao.

El vuelo. Exotique, en l’air, en 3D ? Pourquoi pas. C’est peut-être pour cela qu’Apteryx voulait m’amener ici. Pour la découverte. La révélation du labyrinthe vu du ciel. Et le mystère du vol. Rajouter la 3ème dimension, c’est compliquer encore le puzzle avec de nouveaux emboîtements et ces choix de sorties multipliées. Comment Dédale se retrouve-t-il en Sicile ? Où a-t-il changé de cap ? Vais-je avoir assez d’altitude pour parvenir à mon but ? Faut-il revenir en arrière pour contourner l’obstacle ? Le facteur de risque sonnera-t-il 3 fois et qu’y a-t-il dans le paquet ?

Emporté par la brise, je pourrais croire que je m’éloigne du cercle. Je vois des pointes de volcans au loin, mais aucune lueur incandescente de lave en fusion. Le passé est éteint. Reste la lumière du soir. J’attends un air porteur et serein. J’ai déjà fait un bout de chemin au-dessus des bruyères, des myrtilles et des sapins.

Apteryx m’a bien dit de lisser mes plumes, de garder la rémige attentive et gaillarde. Je compte sur mon nouvel équipement, sur mon calculateur de bord, sur mes batteries au lithium. Vais-je entr’apercevoir les secrets de Dédale : je compte bien échapper au mythe, et pour ce faire, il ne faut pas que je tourne trop en rond au-dessus de ces ifs et de ces troènes taillés. A force de monter et de tourner en derviche, les figures géométriques deviennent un peu floues et s’estompent. Au loin, je vois la couche d’inversion du temps. Si ma plume continue de gratter le papier, je vous donnerais la prochaine fois plus de détails sur l’île de Chronos et sur les chronophages.

Ad majorem dei gloriam.

VOIR PLUS LOIN

Pour voler, il vaut mieux regarder en avant, c’est plus sûr. Mais un coup d’œil vers le passé permet de revenir sur certains instants privilégiés, et aussi de se demander pourquoi ce sont ces moments-là qui reviennent en mémoire.

Il y a les compétitions et victoires (sur soi-même). Tout cela peut être daté, chiffré. Mais est-ce le plus remarquable, le plus extraordinaire ? Qu’est ce qui est le plus décalé par rapport au quotidien ? Certes, il est frustrant de perdre mais chacun sait qu’il n’y a qu’un vainqueur et qu’il est difficile de gagner toujours. De plus, notre époque essaie de valoriser l’esprit d’équipe, ce qui ne se combine pas toujours facilement avec une société ou l’individu reste une valeur fondamentale.

Je ne vois ni exploit, ni extase ; un plaisir subtil, plus ou moins discret, et de la persévérance. Je choisirais quelques moments où je volais si bas que j’étais prêt à me poser, et où, plus ou moins vite, j’ai réussi à prendre de l’altitude.

J’avais fait un beau vol sur la campagne. Je venais de passer un village que je connais et je suivais une ligne droite bien goudronnée de plus de 10 km. N’étant pas remonté sur le village, j’arrivais bas à un carrefour, champs et tracteur avec bois, sans vent ; je pouvais me poser et il n’y avait aucun risque à tourner dans cet air qui me maintenait tout juste en l’air, à 80 mètres sol environ. Il est difficile d’être très précis (pas de GPS, pas de trace…), même en voyant les couilles de la taupe, selon l’expression consacrée.
Le tracteur était là pour amener du fourrage ; en tout cas, ce n’était pas la faneuse, et je n’attendais pas le départ de la bulle miracle. Je zigzaguais un peu comme une buse chercheuse, le plus à plat possible, dans un équilibre fragile, profitant de l’instant. Je n’avais rien d‘autre à faire qu’à m’appliquer, surveiller un peu les feuilles des arbres, sentir les bouts d’ailes et les frémissements, temps suspendu, tour après tour, avec ce paysage précis et détaillé qui ne change pas, autour du carrefour, le bois, le champ, le tracteur et le paysan, qui regarde de temps en temps. Tour après tour. Sans compter, à quoi bon. Pas besoin de regarder l’altimètre, juste la cime des arbres et l’horizon ; un clocher qui réapparait derrière le bois. Un peu de vallée en plus. Petit à petit, demi-mètre par demi-mètre, les minutes passent en tournant comme l’aiguille sur le cadran. Je deviens la buse. Je change de nature. Je change l’échelle des possibles. Transmigration, samsara, métempsycose…Les cinq bouddha viennent m’aider.

J’entrouvre les portes d’un monde parallèle, de l’enfance des rêves.

C’est plutôt la fin de l’après-midi, je remonte doucement et je me dis qu’il me reste quelques kilomètres à faire, pour aller jusqu’à un autre village où nous volons régulièrement, rejoindre un but, passer une route de plus.
J’ai rusé avec la pesanteur, grâce au moteur du tracteur, au passage d’une voiture ou à un souffle d’air. Il parait improbable que ce soit mon passage répété qui ait agité le bocal et déclenché l’ascendance, mais qui sait… avec ces histoires de papillon qui bougent une aile de l’autre côté de la planète….
En tout cas, j’y étais. C’était le 11 septembre 2001, et je ne savais encore rien...

Il y a eu d’autres moments, où je me suis « extrait » d’un point bas, avec des variantes,
- Lorsque nous étions deux dans la même galère. Je me souviens mieux des fois où c’est moi qui ai réussi.
- A la fin d’un long vol, quand la fatigue se fait sentir, et qu’il n’y a de toute façon plus grand-chose à gagner ou à perdre…
- Juste après un largage au treuil prêt à reposer pour repartir, sous le regard de toute l’équipe attentive.
- Après avoir tiré droit après le décollage décidé sans vent, sans enrouler le hoquet de l’air, tactique choisie, vers le point présumé de déclanchement, arrivé juste assez haut au bon moment (par hasard ou par expérience) pour se glisser dans la spirale du temps qui renait, les pieds toujours en l’air, les oreilles et le changement de pression qui obligent à avaler, parce que c’est une bonne ascendance qui monte vite- le sol s’éloigne- un peu turbulente et exigeante, avec au-dessus le cumulus qui gonfle comme dans les livres…

Et je suis le survivant, jusqu’à la fin de la convection peut être, jusqu’à la fin de la promenade, avec un beau posé si possible.
J’espère retrouver d’autres aéronefs en errance sous les ombres des barbules afin de jouer au ludion au bord des courants d’air cotonneux, pour découvrir les sommets dans le lointain, les lacs et les miroitements des eaux, le violet de l’horizon.

Du haut de notre petit matelas d’air je ne vois pas encore la courbure de la terre, mais déjà, c’est un peu différent du bas. Parfois, j’ai même l’impression d’avoir fait ce qu’il fallait pour mériter la vue et la satisfaction, le plaisir de goutter les fruits des efforts passés. Fort heureusement, nous avons la mémoire pour repasser le film, la parole pour partager au bar, et même l’écrit pour les vieux grincheux et les jours pluvieux.

INDIFFERENCE DU DESTIN

La peinture influence parfois le monde au-delà du tableau lui-même. Voyez « La Joconde », d’un côté, et « Guernica » de l’autre.

Il y a des images qui nous restent à l’esprit, de façon parfois sous-jacentes, pour revenir en surface de façon impromptue.

« La chute d’Icare » est à la fois un tableau de Breughel et le sujet d’un poème –« musée des beaux-arts » de W.H Auden (poète anglo-américain)- évoquant cette peinture, ainsi que bien d’autres choses. L’originalité de la présentation tient dans le fait que le spectateur voit à peine la jambe d’Icare qui plonge dans un coin du tableau et très bien un laboureur dans un champ au premier plan. Un berger regarde le ciel. Un navire passe. Il y a une ville au loin.

Le ciel, la terre, la mer. « La tête dans les nuages et le cul dans l’eau » ; Rien de spectaculaire en apparence. On sait déjà que la vérité est ailleurs… l’histoire derrière. Comment voir un rêve de vol ? Comment vous expliquer la portance ? Car vous avez les pieds sur terre, n’est-il pas vrai ? A moins que vous ne soyez Petit Prince, la tête dans les étoiles….

Le vide. Il n’y a rien au milieu. Même pas un arbre. Le nuage s’est désagrégé.

Reste la sensation d’un moment, et peut-être un mystère. Pourquoi être en l’air quand on peut labourer ? Décollage vertical soudain. Post combustion des neurones. Tuyère aux couleurs flamboyantes d’un coucher de soleil sur l’horizon marin. Comment être zen dans la chute ?

Nous risquons tous le retour à la terre, plus ou moins en flamme, plus ou moins en cendres. Risque de noyade, d’erreur de pilotage. Aéronef disparu des écrans. Désolé vous n’êtes plus dans la couverture radar, et vous allez prendre froid dans les trous blancs d’ozone givrés aux confins de nos galaxies.

Voilà qui est inquiétant. Tu rentres dans le tableau et tu ne sais pas où et comment tu ressors... en vrille ou dans le bon cap ? Où sont les cornes du Minotaure ?
Jeter des paroles en l’air et les voir planer comme des condors, piquer comme des fous de bassan, zigzaguer en buzzard Saint Martin… les lourdes consonnes touchent le sol en premier et se tordent parfois, fautes de vérins hydrauliques appropriés dans leur train d’atterrissage.

La vie continue. Personne n’entend le « splash ». Peut-être que plus tard, marqué dans son inconscient, le fils du laboureur voudra devenir aviateur. Quand un de nos chasseurs à réaction s’est crashé sur le plateau les voisins l’ont entendu. Il y a eu un gros cratère qui n’a probablement pas occasionné beaucoup de vocations.
Mais pour les autres, la vie continue. Le tableau est plus lourd. En fait, non seulement le spectateur devine, mais il sait. Il sait qu’il y a le vide, la spirale ou la ligne droite de la chute – qu’importe le flacon – et pas de main secourable qui intervienne à l’instant T. ; Même pas de suspens. Nous allons exploser. Le laboureur aussi, mais plus tard, et il ne saura pas pourquoi, pas vraiment.
Est-ce le poids de la connaissance qui entraine la chute ? Qu’est ce qui désactive les systèmes instinctifs et automatiques de contrôle ? Ca va se terminer mal. Peut-on faire quelque chose ? Analyser les données ? Prévenir les voisins ? Avoir de l’humour ?
Une pierre bloque la charrue, mais est-ce réellement le problème ? Profondeur de champ ? 2 D ou 3 D. en représentation virtuelle sur une toile avec des pigments et de l’eau. Un éphémère à entretenir. Les mots d’une description qui survivront par hasard….
Le soleil se lève sur le plateau. Il y a de gros nuages. Le temps est perturbé. Je vais aller me mettre à l’abri au musée des beaux-arts. J’ai encore des choses à voir.



Changement de temps

Sur le camaïeu de gris les taches de lumière glissent;
Les nuages viennent du sud bouché,
Avec des rafales qui courent sur l'eau.

Au-delà des veines de courant couleur huître de claire,
Les brillances des poursuites des ondes
Se fondent en turbulences célestes,
Cendres d'eau légères.

La barre de l'horizon est soulignée
Par la ligne noire du plateau de roches.



Interprétation des images

Pas de souci : je ne me prends pas pour Icare. Je garde les pieds sur terre et Dédale n’est pas mon cousin. Il peut garder la cire et les plumes. Il n’empêche qu’on peut rêver. Et je ne regarde pas seulement la mer dans les tableaux.

Il n’y a pas que la beauté qui est dans l’œil du spectateur. Il y a toute la lecture de l’image, l’attribution d’une échelle (nano, micro, mega, macro…),
l'interprétation du role des chiens de berger (border-collies) qui rassemblent les pixels, les reflets des glaces...

Je suis un peu comme le tireur à la fin du film « Lady from Shanghaï ». Certaines vitres se brisent (et pourquoi tirer dessus ?) et il n’y avait rien derrière. Vous n’avez pas trouvé la fleur magique, mais il faut avancer quand même vers la sortie du manège, un genre de train fantôme où certains personnages sont familiers –tiens, voici Mickey- et d’autres plus exotiques. Je vois une licorne et une sirène. Des eaux et des airs sur le limonaire, avec cette petite musique qui revient de temps en temps comme la lune et les marées.

Aladin sort du brouillard et des fumées de sa lampe. Il a trouvé une autre solution pour se promener en l’air, avec un sillage de queue de poisson, il se faufile comme une anguille, suivi de geishas habillées de soie chatoyante, tissus de tapis volant magiques ; il reste insaisissable et passe des colonnes aux coupoles, de l’est à l’ouest, du bulbe à la flèche, avec une trace de parfum léger de thym de garrigue, et parfois de kérosène qu’on largue avant l’appontage.

En m’approchant de la surface de la peinture, je la vois plus mat, même s’il persiste une luisance d’humidité ou des lumières du couchant sur quelque coulure de coaltar. Des formes de nuages apparaissent, peut-être des orages, ou des chimères, des monstres marins surgis des coins des portulans ; « terra incognita » si attirante, l’éclat bleu de l’arctique et le vent du désert, sirocco ou khamsin, accompagné maintenant d’une musique de jazz (Keith Jarrett ou Chick Corea). Et finalement le silence. On a entendu le plouf du plongeon. La girouette a viré de quelques degrés, plus ou moins selon l’huile, l’oxydation, la corrosion.

Le peintre applique l’écume, le temps se craquèle sur une toile ou une coque. Un trou dans l’eau se referme comme un baiser volé. L’enseigne lumineuse du bar continue de clignoter et le pinceau du phare balaye l’horizon d’un rayon protecteur, signalant les traitrises de la côte, comme le projecteur de la DCA cherche l’avion dans les étoiles.

Objectif ? Quel objectif ?

Le pays des merveilles, un ailleurs intérieur ? Des couleurs, des mots, des lutins. Faut-il du fixateur dans la chambre noire pour résoudre le mystère de la jaune ?

Je vois bien que dans mon regard et dans ma cuisine, je ne dois pas trop mélanger les aromes afin de garder une cohérence. Tout est dans le zeste, la touche finale, la chute. Icare le disait lui-même si bien.

DANS LE CADRE

Peinture:
Au pays des mille caravanes, passé le désert de sable et les falaises de porphyre, sous l’eau, j’ai vu un monde de corail ou la miniature était une reproduction du gigantisme de notre planète. Des palmes d'algues diaphanes et urticantes s’agitaient sous le ressac comme l’arbre dans le vent. Le trou souffleur, poumon de la mer, respirait et crachait, fontaine magique des esprits. Les éponges jaune-canari le disputent en incongruité aux poissons bleu-électrique : d’où viennent ces couleurs vives dans cet univers de nuances ? De parfaits petits dômes de velours enrobés d’une atmosphère de fils de la vierge décorent le fond comme un autel. Ils sont là, épars parmi d’autres concrétions calcaires, constellations figées dans un violet qui évoque les fleurs artificielles émaillées dont sont ornées les tombes des cimetières. Sous le surplomb quelques bulles d’air coincées sont des gouttes de mercure sur l’espace de la paroi. Leurs rondeurs se remarquent au sein des arrêtes rocheuses en gargouilles gothiques de cathédrale.
Je flotte dans un espace-temps en trois dimensions ; je suis l’étranger venu par hasard. Hypoglycémie ou hydrocution ? Je préfère la narcose au milieu des forêts vierges de laminaires, des steppes d’herbiers, des éboulis. Vertical ou horizontal, il y a des angles droits ; il y a une vie végétale irrémédiablement et inéluctablement en marche vers une destruction de la pureté originelle.

Photographie:
D’un autre coté je m’intéresse à la photographie. Je dois dire que le fond d’écran de mon ordinateur fait une sélection aléatoire des photos de ma réserve, ce qui me permet de revoir des paysages oubliés et des moments du passé.
Il y a des photos très classiques, souvenirs de vacances, paysages inoubliables. Parfois surgit une lumière différente qui attire mon regard, parfois un visage. Avec un certain angle de vue l’écran s’irise et tout est différent, profondeur et couleurs.
Les portraits passent. L’écran les efface comme la vie. C’est un diaporama que l’on n’arrête pas. Si la souris bouge, l’écran de veille standard revient aussitôt (et je ne sais pas dans quel dossier les photos ont été absorbées par la machine). C’est un genre de « carpe diem » qui dure quelques secondes. Frustrant à l’occasion.
J’ai vu des espaces légèrement bleutés, des gris de ciels et de mers, des ondulations de dunes, des forêts brumeuses, des lointains aux flous adoucis, des lignes de crête argentées. Je ne vois personne sur ces images mais il y a probablement quelqu’un qui regarde avec moi. Je regarde en avant (quelques panoramiques aussi). Le vide est meublé par la nature, l’air invisible, les courants qui se devinent, les vapeurs, les émanations de l’esprit.
Je plonge dans le paysage comme le ferait un peintre, palette à la main. Je regrette de ne pas avoir l’instant d’avant, celui d’après, le temps d’une autre saison, pour comprendre le tout. Etait-t-on, à marée montante ou descendante?
En figeant l’instant j’ai laissé de côté des éléments qui vont être perdus, dont je ne saurai plus ni l’existence, ni l’importance, ni le sens. J’avais l’œil dans le viseur, je n’ai pas pu regarder à droite et à gauche en même temps à l’instant T. Je vois le tableau de Breughel » La chute d’Icare « : Le laboureur pousse sa charrue l’œil sur le sillon. Quelqu’un d’autre l’a certainement vu tomber.
Il n’y a que moi qui ai vu ce que j’ai vu. Je le revois différemment maintenant. Le temps qui passe déforme comme l’écran. Dois-je compter les pixels pour être plus prêt de la vérité. Est-ce que je préfère le flou ?
Je peux supprimer l’image, ou me demander quand elle va réapparaitre. Le hasard de la vie est-il programmé avec les paramètres de l’aléatoire de l’ordinateur ? Y a-t-il un algorithme caché qui va s’introduire pour répéter des séquences, des vagues, des calmes plats, des méduses, des rêves d’azur. Ou pour placer un citronnier jaune et vert en gros plan. Une pomme. Une bouteille.
Des paysages aux images macro ou je rentre dans la matière, je perds la notion d’échelle, de texture. La peinture s’écaille. Les mots s’égarent (gare-ail- aux- caille). Des mosaïques se forment ; les joints débordent ; il faut gratter. Les bords du cadre ont des largeurs variables, des effets de tableaux à moulures dorées ; à moins qu’il ne s’agisse des profils de la structure d’un aquarium dont la machine à bulle soufflerait des fumées de concert, avec lumières de briquet, bougies et chandelles, descentes aux flambeaux. Dérives des sommets.
Heureusement je peux éteindre.
Car d’un autre coté j’aime bien la feuille blanche.


Pascal Legrand

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