SÉDUIRE, DIT-ELLE. 2014-01-22


Une histoire de livre est toujours difficile à commencer. Il y a parfois des préfaces. Mais ici c’est le pied de la paroi de la montagne et il faut y aller directement, sans plus tourner autour du pot :
Nous étions autour d’une table, ces demoiselles et moi. Elles m’avaient dit « tu nous racontes une belle histoire d’amour, et chacune d’entre nous verra ce qu’elle peut faire pour toi ».
C’était tentant. Je les connaissais depuis assez longtemps pour apprécier leurs qualités et pour savoir qu’elles ne bluffaient pas. Pour tout vous dire je traversais une période de réflexion sur moi-même qui commençait à durer (i.e. j’étais sans attaches sentimentales ou physiques depuis un petit moment déjà). Nous avions du temps pour déjeuner et c’était un jour pluvieux. Me disant que je n’avais rien à perdre j’ai relevé le défi. Le livre et l’amour…c’est une longue histoire ; il y a des liens ; je commence et tout va s’enchainer.
Je regarde Charlotte, une brune à cheveux mi-longs. Son sourire jusques aux yeux, un peu timide, la rend irrésistible sans qu’on sache très bien si elle s’en rend compte. Agréables proportions, esprit vif mais pas querelleur. Elle aime le bavarois aux framboises.
Charlotte :
La carte des desserts est ma clef. C’est le coup d’envoi…mais il faut d’abord que la serveuse vienne me demander ce que je désire prendre. Je réponds que j’ai choisi le dessert qui a le plus de suspense. S’il y a trop de clients ou si la serveuse est revêche il faut annuler l’exercice. La suggestion la plus courante est alors : « un mystère ». Mais non. Avec un geste rythmé de la main, je prononce alors « taahrrt…roulement de tambour…tatin. Avec le son qui traine à la fin. Pas facile pour moi qui ne suis pas musicien. En faisant confiance à l’humour de la serveuse j’y arrive et j’obtiens souvent un sourire. Sinon je peux toujours prendre une crème brulée. Cette fois ci ça marche, et elle rit franchement. De plus elle s’appelle aussi Charlotte, une vraie ronde des desserts.
Je suis revenu plusieurs fois à l’heure de la fermeture pour voir s’il y avait aventure sous couverture.
Elle aimait faire de la pâtisserie et travailler les recettes. Nous avons essayé la catin-tatin, la brouette gourmande, le charriot renversé. J’ai dit non au sablé et au feuilleté. Pour le Paris-Brest il y avait l’express ou l’omnibus qui desservait toutes les gares ou presque. Coulis de fruits rouges, nappage au miel, glaçage aux marrons. En un éclair elle refaisait le monde, en une religieuse elle faisait fondre les papilles. Nous nous laissions emporter par le velouté de la pêche, la douceur de la poire, le vert étoilé du kiwi. Les mangues charnues et pourpres glissaient sur sa chute de reins, entourées d’angélique sucrée et de petites meringues blanches et craquantes. Pure gourmandise.
Je me suis dit que je devais ces moments de bonheur à la cuisson à l’envers de la tatin ; je me souviens d’une histoire de tarte renversée par erreur, lue dans un livre de recettes... ? J’ai cherché à retrouver le livre pour le donner à Charlotte, mais j’ai dû renoncer. Mes idées s’embrouillaient après quelques verres de rhum. Finalement Charlotte s’est évaporée comme l’alcool et un peu de course à pied m’a aidé à retrouver mon poids de forme.


Amandine
J’ai connu une boutique de confiserie qui portait ce nom. Ici Amandine a des reflets roux dans les cheveux. Je soupçonne une touche de henné. C’est quelqu’un de réservé, lunettes cerclées sur le nez, à la John Lennon. Elle est secrétaire de direction, mais je ne sais pas de quelle direction. Elle passe ses vacances à Royan dans la villa de ses parents. J’ignore s’ils y habitent en permanence ou non.
Amandine est une intellectuelle. Elle marche sur le chemin côtier, pour prendre l’air, un livre à la main. Elle écoute le bruit du ressac et veut sentir la vibration du sable frappé par la vague. Les coquilles de coques et de clams vides qui s’amassent à certains endroits craquent sous ses pas comme de la neige. Elle aime les vieilles photos en noir et blanc de bord de mer balnéaires. Elle pense que des gens se sont noyés sur cette plage chaque année, puis elle se demande ce qui la fait penser à ce genre de chose, alors qu’elle n’a absolument pas d’idées morbides. C’est probablement le fait de ne pas vouloir mourir mouillée avec de l’eau dans les poumons. L’eau c’est le repos mais pas la mort pour elle. L’eau c’est l’espace, les rêves, les fluides et leur mécanique. Sous la surface c’est ce tourbillon sur un rocher qui dessine des volutes et tire une chevelure d’algues vers le large.
J’aimerais bien savoir le titre du livre qu’elle a pris pour sa promenade mais je l’ignore. Nous parlons lecture parfois. La mode est aux romans policiers nordiques. Je me demande si nous arriverons aux fins de chapitre ensemble. Se tournera-t-elle en éteignant sa lampe de chevet pour m’abandonner dans mes pages personnelles ? Va –t-elle garder ses lunettes ou passer aux verres de contact ? Je préfère le grain de sa peau à celui du papier ; le sien est plus vivant. Est-elle toujours présente pour autant ? En arrivant aux remparts du fort elle fait demi-tour et rentre par le sous-bois, pour apprécier la lumière différente sur l’envers des feuilles. La plupart des troncs d’arbres ont la mémoire du vent. Les aigrettes viennent dormir ici sur les branches, fantômes blancs éclairés par la lune.
Amandine me vide l’esprit de la plupart de mes préoccupations quotidiennes. Avec elle je ne pense ni au contenu du réfrigérateur, ni à la pression des pneus du vélo (notre tandem). Je me demande si j’existe vraiment et si je vis dans ce monde d’aujourd’hui ou dans celui du début du siècle passé. La sensation de flottement n’est pas désagréable mais elle est parfois déstabilisante, car si j’ai le pied marin je reste quand même très terre à terre.
Un jour, sur le sentier côtier du Cap Martin, en allant vers la plage du Golfe Bleu, une vague vicieuse et violente du mauvais temps de Méditerranée l’a emportée. Ça aurait aussi bien pu se produire à Saint Guénolé.
Coraline
Nombreux sont les livres qui traitent de la séduction. Et le livre se doit d’abord de séduire le lecteur, sinon il reste dans son coin. Les histoires nous viennent de la route et du vent, pour raconter des rencontres, imaginer des futurs, des possibles, des manifestations extraordinaires de nos pouvoirs insoupçonnés, et pour révéler l’existence de trésors cachés.
Il n’est pas uniquement question de forte poitrine, de taille de guêpe et de rondeur des globes. C’est une affaire de charme, un don de naissance. J’ai vu une silhouette passer un peu trop loin, d’une souplesse animale et élégante, sous un rayon de soleil particulier. Etait-ce mon regard ? Ou juste la distance qui transformait la réalité pour que mon imagination soit satisfaite ?
Soulier de satin ou escarpin de Cendrillon ? Je n’ai pas de tendance vers le fétichisme de la chaussure. Le proverbe anglais dit « si c’est la bonne taille il faut la porter ». L’interprétation et la traduction peuvent donner lieu à des variantes. « Il faut trouver chaussure à son pied » nous conseille le dicton. Le plus simple est encore d’essayer (les deux pieds ?). Comment éviter les grinchues grogneuses et scrofuleuses? Prendre son temps, évaluer le ton de voix, le sourire des yeux…

Charlotte, Amandine, Coraline. Je m’arrête de parler et je les regarde toutes les trois. Je vois bien que je ne vais pas terminer mon histoire. Je n’ai aucune chance d’y parvenir. C’était clair dans ma tête au départ, et petit à petit les idées se sont diluées, j’en ai laissé tomber, je me suis emmêlé. C’est frustrant. C’est comme ça, la vraie vie. Je lis des interrogations dans leur regard, des questions auxquelles je ne vais pas pouvoir répondre. Histoires décousues et incomplètes. Mais il suffit que ça marche une fois, un peu par hasard, et c’est déjà un résultat Pour cette fois le tir a encore manqué la cible. Ce ne sont que des balles perdues qui ne font pas de victime. Je réessaierai.
« C’est curieux « dit Charlotte, » c’est vraiment une écriture très personnelle. Est-ce que cela en fait pour autant un style ? Et faire intervenir un personnage à la fin, juste pour poser une question, quelle drôle d’idée… »


Pascal Legrand

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