DANS LE CADRE 2013-11-17


Peinture:
Au pays des mille caravanes, passé le désert de sable et les falaises de porphyre, sous l’eau, j’ai vu un monde de corail ou la miniature était une reproduction du gigantisme de notre planète. Des palmes d'algues diaphanes et urticantes s’agitaient sous le ressac comme l’arbre dans le vent. Le trou souffleur, poumon de la mer, respirait et crachait, fontaine magique des esprits. Les éponges jaune-canari le disputent en incongruité aux poissons bleu-électrique : d’où viennent ces couleurs vives dans cet univers de nuances ? De parfaits petits dômes de velours enrobés d’une atmosphère de fils de la vierge décorent le fond comme un autel. Ils sont là, épars parmi d’autres concrétions calcaires, constellations figées dans un violet qui évoque les fleurs artificielles émaillées dont sont ornées les tombes des cimetières. Sous le surplomb quelques bulles d’air coincées sont des gouttes de mercure sur l’espace de la paroi. Leurs rondeurs se remarquent au sein des arrêtes rocheuses en gargouilles gothiques de cathédrale.
Je flotte dans un espace-temps en trois dimensions ; je suis l’étranger venu par hasard. Hypoglycémie ou hydrocution ? Je préfère la narcose au milieu des forêts vierges de laminaires, des steppes d’herbiers, des éboulis. Vertical ou horizontal, il y a des angles droits ; il y a une vie végétale irrémédiablement et inéluctablement en marche vers une destruction de la pureté originelle.

Photographie:
D’un autre coté je m’intéresse à la photographie. Je dois dire que le fond d’écran de mon ordinateur fait une sélection aléatoire des photos de ma réserve, ce qui me permet de revoir des paysages oubliés et des moments du passé.
Il y a des photos très classiques, souvenirs de vacances, paysages inoubliables. Parfois surgit une lumière différente qui attire mon regard, parfois un visage. Avec un certain angle de vue l’écran s’irise et tout est différent, profondeur et couleurs.
Les portraits passent. L’écran les efface comme la vie. C’est un diaporama que l’on n’arrête pas. Si la souris bouge, l’écran de veille standard revient aussitôt (et je ne sais pas dans quel dossier les photos ont été absorbées par la machine). C’est un genre de « carpe diem » qui dure quelques secondes. Frustrant à l’occasion.
J’ai vu des espaces légèrement bleutés, des gris de ciels et de mers, des ondulations de dunes, des forêts brumeuses, des lointains aux flous adoucis, des lignes de crête argentées. Je ne vois personne sur ces images mais il y a probablement quelqu’un qui regarde avec moi. Je regarde en avant (quelques panoramiques aussi). Le vide est meublé par la nature, l’air invisible, les courants qui se devinent, les vapeurs, les émanations de l’esprit.
Je plonge dans le paysage comme le ferait un peintre, palette à la main. Je regrette de ne pas avoir l’instant d’avant, celui d’après, le temps d’une autre saison, pour comprendre le tout. Etait-t-on, à marée montante ou descendante?
En figeant l’instant j’ai laissé de côté des éléments qui vont être perdus, dont je ne saurai plus ni l’existence, ni l’importance, ni le sens. J’avais l’œil dans le viseur, je n’ai pas pu regarder à droite et à gauche en même temps à l’instant T. Je vois le tableau de Breughel » La chute d’Icare « : Le laboureur pousse sa charrue l’œil sur le sillon. Quelqu’un d’autre l’a certainement vu tomber.
Il n’y a que moi qui ai vu ce que j’ai vu. Je le revois différemment maintenant. Le temps qui passe déforme comme l’écran. Dois-je compter les pixels pour être plus prêt de la vérité. Est-ce que je préfère le flou ?
Je peux supprimer l’image, ou me demander quand elle va réapparaitre. Le hasard de la vie est-il programmé avec les paramètres de l’aléatoire de l’ordinateur ? Y a-t-il un algorithme caché qui va s’introduire pour répéter des séquences, des vagues, des calmes plats, des méduses, des rêves d’azur. Ou pour placer un citronnier jaune et vert en gros plan. Une pomme. Une bouteille.
Des paysages aux images macro ou je rentre dans la matière, je perds la notion d’échelle, de texture. La peinture s’écaille. Les mots s’égarent (gare-ail- aux- caille). Des mosaïques se forment ; les joints débordent ; il faut gratter. Les bords du cadre ont des largeurs variables, des effets de tableaux à moulures dorées ; à moins qu’il ne s’agisse des profils de la structure d’un aquarium dont la machine à bulle soufflerait des fumées de concert, avec lumières de briquet, bougies et chandelles, descentes aux flambeaux. Dérives des sommets.
Heureusement je peux éteindre.
Car d’un autre coté j’aime bien la feuille blanche.


Pascal Legrand

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