ALOYSIUS, OU LE FASSEYEMENT SIBYLLIN. 2013-06-17


Nous venons de virer la bouée cardinale sud, après avoir tiré des bords pendant plusieurs heures le long de la côte.
La nuit de printemps est assez claire grâce à un rayon de lune qui éclaire les crêtes des vagues. Le vent n’est pas si fort, mais suffisant pour qu’il fasse frais et que nous portions nos vestes de quart. Chacun a sa tâche à accomplir au virement, suivi de l’envoi du spinnaker. Nous sommes un équipage rodé, et à cinq personnes seulement, il n’y a pas de problèmes de communication majeurs. J’ai enroulé la bouée au plus serré en fonction du courant. Le bateau accélère en se mettant à dévaler la houle avec plus d’énergie.

On ne sait jamais exactement pourquoi la fausse manœuvre intervient. Un instant d’inattention, un coup de roulis imprévu. La drisse se bloque en tension sur le winch : c’est un surpattage (pour les initiés), et il est impossible de larguer ou d’embraquer : c’est très ennuyeux car la belle voile ballon ne peut plus descendre, ce qui est potentiellement dangereux si le vent force, ou s’il faut changer de route.

Nous avions assez d’expérience, et d’eau à courir devant nous pour prendre les choses en main avec philosophie, jurons et grognement compris. Marteau et tournevis. Parfois, quand tout est trop tendu il faut trouver du mou, en faisant levier. Petits bateaux, petits problèmes. Je gardais le cap et la vitesse. Le suintement du sillage nous accompagnait dans la nuit, ainsi que les feux de route d’autres concurrents voisins, visibles et invisibles à la fois.

Ils étaient penchés sur le winch devant moi, et ils tapaient. Je ne sais pas très bien pourquoi mais ce bruit métallique dans la nuit me parut incongru. Il créa en moi un genre de distanciation. Je voyais le bateau de l’extérieur (moi restant à la barre) comme une humanité qui s’enfonçait dans un inconnu liquide, glissant avec vitesse, et il y avait quelque chose qui clochait.
Il y avait comme une cloche de baleinier sonnant dans une brume épaisse, ou plutôt comme le bruit de ces outils de dépeçage suspendus à des râteliers, dont les échos rempliraient le vide du grand sud, à la Melville. Avec des hommes sur l’eau, il y a toujours de l’aventure. Finalement, c’est certainement pour ce genre de moment que nous naviguons,… pour trouver l’étrange instant qui s’inscrit dans la mémoire. Savoir si tout l’équipage le voit et le vit de la même façon est une autre histoire. Faut-il ensuite partager pour alimenter les récits des soirées, au bar, quand le vent souffle sur les déferlantes et que les barres de flèches touchent l’eau ?

Clang, clong, bang. Ces sons étaient sans harmonie. Quelques claquements de voile auraient suffi à accompagner le suintement du sillage. Je me demandais ce que les autres bateaux pourraient entendre, s’ils s’interrogeaient, quelles étaient les limites de la propagation de notre infortune.

Le métal de la poupée de winch est dur. La drisse est souple hors tension. Le yin et le yang étaient coincés. Le monde sorti de ses gonds.
Un genre de gong. Une annonce du futur qui vous rappelle que vous n’avez pas fait ce qu’il fallait à temps.

Le temps passe et il ne se passe rien, sinon la même action se renouvelant dans une scène figée, avec une petite variante de son, en fonction de l’intensité du coup et de l’angle du marteau.

Il y a à un moment, un point de rupture dans la ligne tendue du temps. D’un côté on se dit « trop tard, c’est bloqué », et de l’autre, soudainement, d’un coup, le cordage se libère. Soulagement. Fin de crise. Il reste comme une vignette, un petit film incrusté dans un plus long métrage, que la mémoire traite à part.

Il m’arrive parfois d’essayer de recoller tous ces petits bouts. J’aimerais en faire une histoire. Mais plus j’avance plus le fil conducteur m’échappe. Ariane est trop rapide : elle zigzague tout le temps. Il ne me reste que des changements de caps, d’éclairage, de force de vent et de visages. Fondus enchainés. Explications métaphoriques. Je creuse l’être ou l’essence, ou les sens ? La cuisine se mélange. Les légumes se retrouvent dans un ragout qui mijote depuis un petit moment. Je ne me souviens déjà plus si j’ai mis de la viande ou du poisson. Je n’ai jamais été un grand cuisinier ; mais il faudra bien manger.
Et comme dessert vous prendrez ?

Je vais voir. Je regarderais la carte plus tard. Profitons d’abord de l’instant. Carpe diem. Cave canem. Reprends un peu d’écoute. Un petit coup de rouge ? Surveille l’aiguille du speedo. Largue un peu. C’est bon.

Cette scène reste dans ma mémoire comme un très court métrage. J’y vois un monde flottant, pas vraiment au sens japonais du quartier louche peuplé de personnages interlopes, mais il y a une association d’idée. C’est du à la littérature et à la géographie. J’ai lu des poèmes de Kenneth White, Typhon et Lord Jim de Conrad, sans parler de pas mal d’autres livres de mer. C’est une histoire de décalage vers l’ouest, vers le soleil couchant, symbole de mort, de mystère, de calme.

L’orient exotique de Loti est devenu une image de neige fondue qui tombe sur une passerelle menant à un cargo ; une photo que j’ai prise, un hiver sur le port. Hokkaido. L’idée du nord et de l’ailleurs, où je ne suis jamais allé. Il y a un flou dû aux flocons. A la regarder, cette photo ne semble pas être très réussie. Elle ne l’est pas. Pourtant elle laisse une impression qui appelle une curiosité inquiète. J’ai probablement une attirance pour les passerelles, qui forcément doivent mener quelque part.

En fait, ce n’est qu’à moitié vrai pour celles qui conduisent aux carrelets, ces petites cabanes sur pilotis dans lesquelles on boit un verre en surveillant le filet que l’on remonte de temps en temps pour prendre un mulet, une sole, ou trois crevettes. Beaucoup de ces constructions ont été détruites par la dernière tempête. Il ne subsiste que les poteaux et les planches menant à un vide.

Les traces du passé ne mènent nulle part. On n’entend plus aucun bruit de manivelle de treuil couinant ou de conversation. Juste les petites vagues insignifiantes, à marée montante, qui viennent jouer dans les rochers et sur la vase, agitant le varech qui dissimule petits crabes et puces de mer. Les pluviers à colliers courent sur le sable. Les chemins de nulle part se détachent sur le ciel. Le ciel annonce plus ou moins le temps qu’il fera demain, alto cumulus ou cirrus… et dans la nuit une météorologie des étoiles. Betelgeuse la rouge sera présente, et Sirius la plus brillante des bleues, Véga, Arcturus.

Pourquoi ce moment ? Pas par nostalgie. J’y vois certainement un symbolisme évident : une équipe d’hommes progressant dans la nuit vers un but inutile, en faisant du bruit involontairement ; je veux dire à cause de contraintes indépendantes de leur volonté, une erreur.
Je suis le narrateur-barreur. Je vois la houle, le miroir qui reflète le ciel, des points de lumière sur la côte. Mais il n’y a rien de neuf dans tout cela sinon mettre l’instant dans une bulle, retourner et secouer la neige (du temps passé) pour voir comment elle retombe.

Une bouée cardinale est noire et jaune, avec un code couleur qui dit si elle se trouve au nord, sud, à l’est, ou l’ouest du danger. J’ai du mal à me rappeler si c’est le noir qui est dans le jaune ou l’inverse pour l’est et l’ouest. Le noir est au milieu à l’ouest. Le noir au milieu à l’Ouest. Dessus au Nord. Dessus au nord. Le service des phares et balise a dû penser qu’il y avait des étourdis comme moi, car il y a des triangles que l’on appelle voyants –poétique, n’est-il pas ?- qui se superposent ou s’opposent par leurs bases ou leurs pointes, ce qui lève le doute (qui ne doit pas exister). Nous avons une carte et un compas.

Le barreur, le wincheur, l’embraqueur, l’homme du piano et l’équipier d’avant. On peut le voir comme ça, ce qui ne vous dit pas qu’il y a une femme, bibliothécaire, un infirmier, un peintre, un fonctionnaire et un retraité des transports. Leur rencontre tient à bon nombre de hasards. Il serait tout aussi intéressant de savoir si ces gens sont toujours ensemble, et le pourquoi des choses. Je crains bien qu’il n’y ait pas d’histoire d’amour ni de meurtre à résoudre, en apparence et pour le moment du moins. Qui pourrait présumer de l’avenir ?

Qui partira le premier ? Vers quel pays ? Je ne sais pas comment comprendre la question. Décès ou vacances aux Antilles ? Ou tout simplement partir pour aller quelque part, vers l’étape suivante ; ailleurs que dans l’équipage, ailleurs que sur ce bateau ?

Elle est blonde, plutôt jolie, l’équipière. Je ne peux pas tout vous dire car il faut respecter la vie privée, surtout celle qui a la quarantaine passée; il y a en général quelques casseroles dans le sillage. Mais là finalement peut-être que non… sinon un milieu et une éducation qui nous collent à la peau comme une goutte de cyanolite. Fossette et nez légèrement retroussé, un peu le personnage de Miou Miou dans « les Valseuses », mais tout le caractère à l’inverse.

Il y a, pour les autres, l’image des gros biceps qui tournent les manivelles et tirent sur les ficelles. Un peu cliché, j’en ai peur. Disons physique normal, caucasien brun, entretenu au jogging dominical et à la musculation pour les plus courageux, mais surtout au pâté-saucisson-vin rouge pour tous. Egalitaire, tendance prolétaire-privilégié (ceux qui vont sur la mer). Nous partageons les frais, ainsi que les petites chaleurs des dangers, les appréhensions de fissures, de déchirures des voiles, les rinçages, mais pas les brosses à dent. Chacun a ses petites habitudes que les autres s’efforcent de supporter. Ça se passe bien sans difficulté. Une bande de potes, indépendants.

« J’escalade le dos des flots amoncelés que la nuit me voile »
Baudelaire – la musique.

Que serions-nous sans la poésie ? Ma concierge me le demanderait tous les jours si j’en avais une. Nous serions le tableau de « La nef des fous », un bateau sur la mer, quelques nautoniers décalés lancés, et parfois encalminés, dans une quête ulyssienne. Avec le temps tout se mélange. La toison d’or de Jason devient une fourrure synthétique, et le fil d’Ariane du nylon dérivé du pétrole. S’il y a de l’or, y aura-t-il du mercure polluant ? La nef va-t-elle couler, engloutie par le plomb et les métaux lourds ?

C’est pour éviter cela qu’il nous faut cette recherche de légèreté, de vitesse et de poésie. Il nous faut l’instant où nous échappons à la pesanteur, à la trainée de la coque. Dévalons la vague. Décollons sur des ailes marines. Echappons nous de notre milieu par la ruse et l’intelligence ; il n’y pas d’autre porte de sortie. C’est notre esprit qui à la clef, car le corps est lourd à trainer, vieillissant de plus avec le poids des ans, et des incapacités grandissantes. Il faut éduquer l’esprit. Lui seul a une chance de survie. Bien entendu, il n’est pas question de Dieu dans tout cela. Juste une histoire de molécules, de bonne combinaison d’électrons, de hasard et d’intuition, de confiance en soi.

Baudelaire prend la métaphore d’un navire à voile pour évoquer la musique. Il y a la musique des coups de marteau dans mon souvenir. Le geste du forgeron, qui sous-entend la maitrise du feu, la mythologie, Héphaïstos. Mais la métaphore se répand comme l’huile filée pour calmer la mer. Les baleiniers sortent des bouges anciens de Nantucket pour embarquer avec Arthur Gordon Pym vers le grand sud, le pays des albatros.
Toutes ces aventures sont-elles des romans de formation pour une communauté qui découvre une planète fragile en même temps qu’elle se découvre ? Oui, il y a beaucoup d’eau sur ce globe. Et parfois du vent. Des voiles et des lumières. Les crêtes déferlent en transparence de jade, le soleil est bas sur l’horizon, blanc de froid ou rouge de chaleur. L’équipage se sent isolé avec raison. Les réserves d’eau douces sont un peu loin si le désalinisateur tombe en panne, ce qui est peu probable. Aussi peu probable que d’entendre la chevauchée des Walkyries ou la cinquième symphonie dans les quarantièmes rugissants.

Hissons les voiles, larguons les amarres, échappons à l’attraction terrestre pour aller voir ailleurs s’il n’y aurait pas un battement d’aile de papillon amical. L’aile du puffin frôle les flots à toute allure ; en montagne le gypaète barbu cherche un rocher pour casser son os. Il nous faut naviguer mieux, connaitre notre but. Tourner en rond sur ce globe ne va pas suffire très longtemps.

J’aimerais avoir un courant favorable pour me sortir du pertuis, pour passer le détroit, échapper à la dépression et à la mer croisée. Oui, m’envoler serait une solution.

En fait, il se produit tout autre chose. C’est le bruit, le martellement. Avec les vagues, il y a un rythme. Nous sommes tous les cinq sur cette coque qui concentre nos énergies, un équipage, c’est plus que la somme de ses membres. Alors il faut bien que cette énergie supplémentaire se manifeste et permette quelque chose sortant de l’ordinaire.

Il me faut révéler qu’il y a là une porte qui mène à un monde parallèle. Un peu comme dans le jour de la marmotte (le film « un jour sans fin »), où tout recommence jusqu’à ce que le personnage brise le carcan du retour en devenant meilleur.

Nous virons cette bouée plusieurs fois par an dans nos régates, sans parler des entrainements au cours desquels nous répétons les manœuvres dans des conditions similaires. Là, il n’y a pas de malédiction. C’est juste pour progresser et à chaque parcours chacun voit, et revoit, la situation d’une manière différente. Le courant n’est pas le même. L’heure, le vent, la visibilité… tout change. Normalement, la bouée reste elle-même, noire et jaune ; secouez la bulle, faites voler la neige, retournez. Les flocons ne retombent pas toujours au même endroit, et nous nous activons dans la bulle au son des coups de marteau, des couinements, des grincements de fémelots, des suintements d’eau sous la voute, accompagnés parfois d’idées saugrenues. Le bord du facteur, par exemple : c’est ainsi que l’on nomme l’option qui risque tout (et donc trop) et que les autres, plus raisonnables, ne prendront pas.

Nous n’avions pas le choix à cause du bruit et du silence autour. C‘était comme une transe qui nous menait dans le passé. Une fois le chenal embouqué, il n’est plus possible de virer. Chaque vague devient une partie du yin et du yang. La coque avance en projetant l’écume des eaux d’un Styx différent, comme un pont, une cascade, dans les airs, sans appui : c’est la lame de l’estampe d’Hokusai qui menace les longues pirogues au plus profond des creux et des distorsions du temps.

Le temps et l’endroit. Les haleurs, sur une berge imaginaire, forçats soufflant comme des Eoles géants, mais souriant aussi comme des bouddhas réincarnés, affables visages aux traits asiatiques, dont je croyais d’abord qu’ils allaient comme le vent de mer haler nos peaux, nous donner des rides qui nous rapprocheraient de long John Silver, un homme ayant beaucoup voyagé ; je voyais l’éclat du bronze des récipients martelés dans les bazars (le bruit), les couleurs oranges des robes de moines énigmatiques (la bouée de sauvetage et son phoscar), bonzes ballotés, et des lumières scintillantes dans un ciel pur de montagnes arides dominant des steppes lointaines…
Une invitation au voyage rimbaldien et bringuebalant. Une invitation de la nuit et de l’ailleurs à senteur d’encens.

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« C’est grâce aux astres nonpareils,
Qui tout au fond du ciel flamboient,
Que mes yeux consumés ne voient
Que des souvenirs de soleil. »

Baudelaire, « les plaintes d’un Icare »

Il y a ainsi plusieurs court-métrages que je peux repasser sur mon petit écran intérieur, sans effets spéciaux générés par ordinateur. Juste Baudelaire, Rimbaud, et quelques mots d’un désert ou d’un bouge enfumé.
« Yo, oh oh ! Trois marins sur le coffre du bord, qui voulaient la bouteille. »

***
Antinéa dit qu’il ne faut pas faire trop de bruit. Elle est raisonnable. Elle a été barmaid en Angleterre. Beaucoup de jeunes vont à l’étranger pour apprendre les langues. Elle est allée dans un coin reculé loin de la mer, apprendre la terre, à dessiner, peindre ou écrire ; nous n’avons jamais su.
Une reine de l’Atlantide égarée…
Melville, Poe, Conrad, commencent souvent leurs livres (Moby Dick, Arthur Gordon Pym, the Shadow Line) par des scènes de bar. Il y a toujours quelque chose à raconter quand un type rentre dans un bar, qu’il soit l’étranger ou l’habitué, que ce soit ragot ou grande nouvelle. J’en ai moi-même fait l’expérience (le 11 septembre 2001).
C’est un endroit qui sert de point d’ancrage pour que e navigateur parte ensuite ailleurs. Quoi de plus normal que d’avoir un refuge ou l’influence de l’armateur et un peu plus diffuse…
Antinéa avait vu et entendu des tas d’histoires. Maintenant elle était avec nous et s’occupait des voiles d’avant, du tangon de spinnaker, et de l’entretien du gréement.
Après avoir habité avec sa mère elle avait changé de carrière pour devenir assistante aux pompes funèbres. Beaucoup de ses connaissances furent surprises par ce choix. Elle voulait aider les autres dans des moments difficiles. C’était moins drastique que d’être missionnaire en Afrique.
Nous nous sommes demandés si l’expérience du bar l’avait influencé, rapproché de la mort et de sa considération dans notre culture, puis finalement nous avons repris une autre bière et changé de sujet.
A bord nous laissons de côté notre enveloppe terrestre, et certains côtés de notre rôle social. C’est l’intérêt du milieu hostile : se vider la tête, traverser l’épreuve, se faire plaisir dans le moment présent. Cela va de pair avec une révision régulière du matériel, et du choix des options.
Comme nous Antinéa a perdu certains membres de sa famille dans diverses circonstances, vieillissement naturel inclus mais pas seulement ; c’est ce qui renforce les traits et l’expression de son visage. L’innocence de la jeunesse s’éloigne petit à petit.
Le cake aux olives reste.

***

Le bateau vire la bouée. Le vent n’est plus le même. Le vent et le courant se recombinent dans un nouveau tapis roulant. Il faut régler les écoutes, les profils, les plans porteurs.
Nous virons toujours des marques du parcours. Rien n’est jamais pareil mais tout se répète. A un moment tout le monde se dit que c’est un peu le bousier qui remonte la pente, ou Sisyphe pour les amateurs de mythologie. Tous coupable, mais de quoi ?
De n’avoir qu’une seule femme à bord, sans descendance de surcroit. Un monde fermé à la Hitchcock. Ce n’est qu’un film où il faut deviner ce qui nous est dit et ce qui nous est caché. Le langage du corps peut-il être lu derrière les rideaux, en ombre chinoise, ou bien va-t-on se taper la tête contre les glaces d’un dédale de galerie (Chaplin dans « le cirque », ou « Lady from Shanghai » d’Orson Wells).
Sur l’eau dans la nuit il y a des éclats de lumière, phares ou vagues, des scintillements et des phosphorescences. On passerait plus facilement dans un autre monde, habité d’un bestiaire de sirènes, de poissons lune et de lamantins.
Le capitaine se met à raconter des histoires après quelques verres de rhum des iles, et des ailes poussent aux nageoires, les moulins se transforment en chevaliers, les nuages blancs en baleines et bélugas ; « dans certaines circonstances » nous glissons sous des ciels alignés comme à la parade, tirés comme l’étoupe du calfatage vers des voutes allongées, des lignes d’eau fuyantes vers un coaltar irisé aux reflets douteux d’hydrocarbures.
Une fuite poétique vers une autre bouée à virer.

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Le navigateur. Est-il amoureux d’Antinéa ? Normalement non car c’est un homme de chiffres, de cap, d’azimut. Il a du sel sur ses lunettes. Sa vision des lointains est plutôt intérieure. Il aime Jim Morrison, et lui aussi va mourir un jour, mais pas de cette manière, pas à Paris, où il a pourtant fait ses études. Comme il a réussi -mais était-ce vraiment une bonne chose – il est devenu expert-comptable.
Il passe ses vacances d’été en Bretagne sud, dans un endroit apprécié des navigateurs, où malheureusement pour les autres l’immobilier a flambé. Sur le bateau, même si il est un peu abrité lorsqu’il a le nez sur la carte, il finit mouillé comme tout membre de l’équipage.
Le matin il parle parfois de mouillages de rêve ; il a fait escale dans son sommeil. Ce qui est ennuyeux pour lui c’est qu’il ne sait pas y retourner car il n’a pas les coordonnées géographiques. Ces lieux n’existent-ils que dans ses rêves ?
Il nous décrit leur spécificité, le fond d’une grotte, avec une muraille sur laquelle se trouvent des sabords comme ceux d’un bâtiment de ligne…le Calypso.
La finesse des détails est le plus souvent frappante ; il faut croire que son imaginaire s’échappe dans les croisements des longitudes et des latitudes. C’est lui qui trouve les caps vers les bouées, même si elles sont au milieu de nulle part, sans montagnes pour se repérer, sans phare. Un plateau au large c’est comme une lande shakespearienne sous l’eau, un lieu d’errance, de vent qui ondule les herbes, avec un menhir dressé dans le passé dont il faut faire le tour, sans raison précise.
Voilà nos navigations.
Je ne doute pas que certains puissent voir dans cette bouée, qui monte et qui descend avec la lente inertie de la houle un symbole phallique évident, soufflant l’air, comme une plainte dans la compression de son système sonore. C’est une composition de ferraille (le plus souvent), recouverte de nombreuses couches de peinture, surmontée d’une structure de croisillons à la mode Eiffel, dont la boule de flottabilité héberge algues, bernacles et anatifes, contaminés à coup sûr par les métaux lourds des antifoulings, une œuvre d’art en somme, unique, travaillée par le temps, le vent et le courant.
Un baliseur vient la relever périodiquement pour l’entretien. Rarement elle rompt sa chaine et part à la dérive, devenant alors doublement un danger.
La bouée est l’amie du navigateur. Son nom peint dessus lève toute ambigüité.
Vous êtes bien là où vous pensiez être


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Le tacticien quant à lui pourrait être ailleurs.
L’essentiel est d’être devant les autres, et de contrôler la situation ou de savoir que nous allons réussir un coup qui va nous placer devant au bon moment, c'est-à-dire à l’arrivée.
Il surveille, en ébullition constante. Il faut bien sûr qu’il communique avec le navigateur pour intégrer les options (météorologiques) dans nos choix. Nous échangeons nos opinions et c’est plutôt du genre décision par consensus qu’arbitraire instantané. Nous savons trancher quand il faut, affutés comme la hache du boucher qui s’abat sur les côtelettes.
Désolé la hache n’est pas l’arme du crime. A la rigueur nous avons un compas à pointe sèche, et un coupe-boulon (ornement obligatoire) qui peuvent jouer le rôle d’objet perçant ou contondant. Mais je n’ai pas encore parlé du cadavre.
Le tacticien est habitué à ruser, à déjouer les pièges.
Ce serait normal qu’il soit sur la liste des suspects. Mais il faut tout d’abord résoudre le problème du motif : l’argent, l’amour, la vengeance ? Le personnage doit être réfléchi et calculateur ; chacun sait aussi que le crime ne paye pas ; de plus le tacticien aime le jazz et les nouilles au gruyère. On m’a dit que si je pensais à un détail, il pourrait avoir son importance.
Le diable est dans les détails, et là il s’habille chez Cotten ou Helly Hansen.
- Inspecteur, analysez moi ces fibres.
- Oui commissaire, c’est bien de la fourrure polaire, de l’ours bleu tissé à Concarneau, à deux pas de la sardinerie où les boites en fer blanc luisent d’un éclat métallique et maléfique.
- Inspecteur, n’avons-nous pas trouvé les mêmes fibres dans le bar fréquenté par l’équipage, ainsi que sur le pullover d’Antinéa ?
- Malheureusement tous les marins en portent… et nous n’avons toujours pas l’arme du crime.

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Nous avons bien un piano à bord, mais il n’a tué personne. C’est juste le nom donné à l’alignement des bloqueurs de drisses et autres manœuvres, regroupées pour raisons d’ergonomie. Il y a des rôles et des enchainements privilégiés, mais nous essayons ainsi de varier les plaisirs, du winch au piano, ou à la tactique ; il n’y a pas d’interdiction de cumul, ce qui dérouille les muscles un peu engourdis dans une station prolongée dans les filières, circulation dans les cuisses ralentie par un rail de fargue intrusif.
A partir des accords de base nous avons plusieurs mouvements. Il peut y avoir des fausses notes de temps en temps. Il y a des virements calmes, presque sournois, d’autres agités préparent la chevauchée des Walkyries. Des vergues surchargées de toile aident les baleiniers de New Bedford à poursuivre leur quête. Nantucket, Martha’s Vineyard, Allan Poe, Gordon Pym. Fiction et réalité se mélangent.
Divaguer n’est pas si loin de naviguer.
Le barreur, le navigateur, le tacticien, le wincheur, l’équipière d’avant, curieusement mis ensemble forment un tout, qui évoluent avec le temps. J’ai montré ce récit à l’un deux, et comme d’habitude il m’a dit que c’était un peu confus, peut-être trop littéraire parfois, et qu’on ne voyait pas où je voulais en venir.
Evidemment ça n’a pas la simplicité d’un parcours entre trois bouées, et il y a des mélanges, mais aussi des points de repères (la bouée, le bruit, l’équipage). S’il vous faut vraiment savoir quel est le sujet je dirais que c’est le temps et le changement, sans exclure d’autres interprétations. Les rôles et les personnes, assez définis au départ, se mélangent un peu au fil de ma mémoire. Il y a des pertes d’énergie au long du chemin. Il est probable que tout se termine au port et au bar. Il y a aussi cette histoire de recommencement, en cercle, de la réincarnation en poisson blanc qui bat de la nageoire sur la surface sans ride de l’océan. Mais ce serait une digression.
« Je suis suspect. Je sais bien que mes souvenirs sont en vrac. Je veux bien croire qu’il y a eu une disparition puisque vous le dites, monsieur le commissaire. »
Toutefois si un équipage est plus que la simple somme de ses membres, c’est peut-être ce plus en question qui a disparu, vu que nous n’avons pas navigué ensemble depuis des années. Vous ne le retrouverez jamais. Pas de cadavre. Très peu d’indices.
C’était juste quelques virements de bouée dans la nuit.


Pascal Legrand

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