SOLO 2012-09-28 Je dois dire que je n’ai pas compris tout de suite. Pourtant la soucoupe était stationnée sur le parking juste à côté. C’est que je manque surement d’imagination. J’ai l’habitude de plutôt regarder le sol parce que c’est ce que je dois nettoyer. Déformation professionnelle. Le ciel, ça ferait un peu grand à laver. Seulement dans mes rêves. J’arrive sur l’esplanade blanche et je pense à la Grèce, à l’agora, mais il n’y a encore personne. Je suis dans un décor de film surréaliste de Dali. Derrière l’angle aigu de l’arête de la pyramide (inversée et tronquée) je m’attends à voir des montres molles ; car bien sûr le temps se fige, un instant. Les lampadaires et le banc attendent un Monsieur Hulot improbable, où l’arrivée d’un autre vaisseau. Tout est posé comme sur une maquette de modéliste cheminot avec de petits détails soignés dans un ensemble épuré. « De pomme de terre » dit au passage mon collègue qui aime faire de l’humour de hall de gare. Mais bon, ici c’est en général un ton au-dessus. Aérogare. Ça plane pour eux. Ces gens marchent la tête dans les étoiles, sans se cogner, radar intégré, les pieds sur terre uniquement à cause des lois de la physique. Je vois leur traversée de l’esplanade se refléter dans la façade de verre ; légère contre-plongée ; Alphaville, Akademgorodok, Novossibirsk ou Nijni Novgorod ? Godard goguenard ou Kubrick mécanique ? Comment le saurais-je ? L’architecte a-t-il calculé l’emplacement de la pyramide afin que les rayons du soleil levant soient parallèles à la façade au solstice ? J’en ai parfois l’impression, mais au fond je laisse ce genre de préoccupation aux incas et aux aztèques (« à point » dit mon collègue). Pour nous, du moment que ça brille, c’est le principal. Technicien d’entretien, c’est le côté travaux pratiques des traitements de surface. Broyage, écrabouillage, polissage, tressaillage, écaillage… des tas de phénomènes se produisent, qui viennent du fond des âges. Ils sont mis en lumière petit à petit par les trouveurs. C’est leur métier, pas toujours facile, car comme pour les champignons, il faut soulever les feuilles, tourner les pages, déjouer les radiations. Dans l’ensemble ils sont plutôt radieux qu’irradiés, mais je me méfie des verts fluorescents, des vers luisants, et des traces de bave de limace. Sans parler des dangers des zions et des zangströms, qui viennent de la corrosion. Il est parfois de noires cristallisations qui nous égarent dans des tétraèdres pourpres ou des couloirs rhomboédriques …. Suivez les flèches, écoutez l’audio-guide. Il y a des portes qui s’ouvrent et se ferment automatiquement. Elles vous voient arriver. Il y a des sas pressurisés, comme si vous passiez de la capsule au module d’habitation de la station. N’allez pas vous perdre dans les cales silencieuses. Pour ma part, j’aime être dehors. Les plantes vertes sont toujours plus vertes. Il y a quand même des barrières et des clôtures : c’est que nous avons des lapins, des écureuils, et même parfois des ragondins qui s’échappent du zoo voisin. Donc, nous canalisons les énergies, et nous gardons le sol propre. D’ailleurs les énergies propres sont toujours très à la mode. La propreté est une valeur sure. C’est pour cela que j’ai choisi cette branche. Pour le moment, la poussière retombe encore… les traces de pas, les taches, les renversements, éclaboussures… La soucoupe de métal poli brille d’un éclat métallique. Certains le trouvent froid et l’aiment ainsi. Mais je ne m’inquiète pas. Nous avons des noir-mat qui absorbent, des vernis qui se dissolvent, des auto-nettoyages. Leur générateur ne fait pas de bruit. Moi non plus. Je garde profil bas, je me fonds dans le paysage pour qu’on ne me remarque pas. Ils ne m’ont d’ailleurs pas dit grand-chose. Parfois, je me sens un peu seul ; je sais que je n’ai pas tout compris, mais je n’ai pas trop d’ennuis car j’ai la satisfaction du devoir accompli. De temps en temps, j’aimerais bien quand même téléphoner à la maison. Pascal Legrand Visiteurs : 337 Retour à l'accueil |