VOIR PLUS LOIN 2012-07-12 Pour voler, il vaut mieux regarder en avant, c’est plus sûr. Mais un coup d’œil vers le passé permet de revenir sur certains instants privilégiés, et aussi de se demander pourquoi ce sont ces moments-là qui reviennent en mémoire. Il y a les compétitions et victoires (sur soi-même). Tout cela peut être daté, chiffré. Mais est-ce le plus remarquable, le plus extraordinaire ? Qu’est ce qui est le plus décalé par rapport au quotidien ? Certes, il est frustrant de perdre mais chacun sait qu’il n’y a qu’un vainqueur et qu’il est difficile de gagner toujours. De plus, notre époque essaie de valoriser l’esprit d’équipe, ce qui ne se combine pas toujours facilement avec une société ou l’individu reste une valeur fondamentale. Je ne vois ni exploit, ni extase ; un plaisir subtil, plus ou moins discret, et de la persévérance. Je choisirais quelques moments où je volais si bas que j’étais prêt à me poser, et où, plus ou moins vite, j’ai réussi à prendre de l’altitude. J’avais fait un beau vol sur la campagne. Je venais de passer un village que je connais et je suivais une ligne droite bien goudronnée de plus de 10 km. N’étant pas remonté sur le village, j’arrivais bas à un carrefour, champs et tracteur avec bois, sans vent ; je pouvais me poser et il n’y avait aucun risque à tourner dans cet air qui me maintenait tout juste en l’air, à 80 mètres sol environ. Il est difficile d’être très précis (pas de GPS, pas de trace…), même en voyant les couilles de la taupe, selon l’expression consacrée. Le tracteur était là pour amener du fourrage ; en tout cas, ce n’était pas la faneuse, et je n’attendais pas le départ de la bulle miracle. Je zigzaguais un peu comme une buse chercheuse, le plus à plat possible, dans un équilibre fragile, profitant de l’instant. Je n’avais rien d‘autre à faire qu’à m’appliquer, surveiller un peu les feuilles des arbres, sentir les bouts d’ailes et les frémissements, temps suspendu, tour après tour, avec ce paysage précis et détaillé qui ne change pas, autour du carrefour, le bois, le champ, le tracteur et le paysan, qui regarde de temps en temps. Tour après tour. Sans compter, à quoi bon. Pas besoin de regarder l’altimètre, juste la cime des arbres et l’horizon ; un clocher qui réapparait derrière le bois. Un peu de vallée en plus. Petit à petit, demi-mètre par demi-mètre, les minutes passent en tournant comme l’aiguille sur le cadran. Je deviens la buse. Je change de nature. Je change l’échelle des possibles. Transmigration, samsara, métempsycose…Les cinq bouddha viennent m’aider. J’entrouvre les portes d’un monde parallèle, de l’enfance des rêves. C’est plutôt la fin de l’après-midi, je remonte doucement et je me dis qu’il me reste quelques kilomètres à faire, pour aller jusqu’à un autre village où nous volons régulièrement, rejoindre un but, passer une route de plus. J’ai rusé avec la pesanteur, grâce au moteur du tracteur, au passage d’une voiture ou à un souffle d’air. Il parait improbable que ce soit mon passage répété qui ait agité le bocal et déclenché l’ascendance, mais qui sait… avec ces histoires de papillon qui bougent une aile de l’autre côté de la planète…. En tout cas, j’y étais. C’était le 11 septembre 2001, et je ne savais encore rien... Il y a eu d’autres moments, où je me suis « extrait » d’un point bas, avec des variantes, - Lorsque nous étions deux dans la même galère. Je me souviens mieux des fois où c’est moi qui ai réussi. - A la fin d’un long vol, quand la fatigue se fait sentir, et qu’il n’y a de toute façon plus grand-chose à gagner ou à perdre… - Juste après un largage au treuil prêt à reposer pour repartir, sous le regard de toute l’équipe attentive. - Après avoir tiré droit après le décollage décidé sans vent, sans enrouler le hoquet de l’air, tactique choisie, vers le point présumé de déclanchement, arrivé juste assez haut au bon moment (par hasard ou par expérience) pour se glisser dans la spirale du temps qui renait, les pieds toujours en l’air, les oreilles et le changement de pression qui obligent à avaler, parce que c’est une bonne ascendance qui monte vite- le sol s’éloigne- un peu turbulente et exigeante, avec au-dessus le cumulus qui gonfle comme dans les livres… Et je suis le survivant, jusqu’à la fin de la convection peut être, jusqu’à la fin de la promenade, avec un beau posé si possible. J’espère retrouver d’autres aéronefs en errance sous les ombres des barbules afin de jouer au ludion au bord des courants d’air cotonneux, pour découvrir les sommets dans le lointain, les lacs et les miroitements des eaux, le violet de l’horizon. Du haut de notre petit matelas d’air je ne vois pas encore la courbure de la terre, mais déjà, c’est un peu différent du bas. Parfois, j’ai même l’impression d’avoir fait ce qu’il fallait pour mériter la vue et la satisfaction, le plaisir de goutter les fruits des efforts passés. Fort heureusement, nous avons la mémoire pour repasser le film, la parole pour partager au bar, et même l’écrit pour les vieux grincheux et les jours pluvieux. Pascal Legrand Visiteurs : 403 Retour à l'accueil |