FILS DU CIEL 2012-06-02 Il va être très difficile pour moi de vous donner tous les éléments qui sont venus jusqu’à ma connaissance au fil du temps. Il y même certains pans de cette histoire dont je ne suis plus très certain, car ils m’ont été racontés dans des endroits bruyants et mal famés. Mais la montagne est toujours là, qui barre l’horizon, la forêt couvre toujours son flanc modérément pentu. Il n’y a pas de pic, pas l'Himalaya. C’est une forêt que traverse un chemin de pèlerin du Moyen-Age, et peut-être même d’avant, ou d'après, car l’ombre est intemporelle autant que la lumière, et personne ne connait la vitesse de l’ombre, si importante pourtant dans la recherche de la pierre philosophale, car chacun sait qu’il reste des zones sombres entre la lune et le soleil. Vous trouverez les chemins empierrés dont je parle si vous rentrez dans la forêt. Elle est habitée mais ses habitants se montrent peu ; ils sont très discrets. De temps en temps, je vois qu’il manque des champignons. Le vent fait bruisser les feuilles au printemps, le gel fait souvent craquer les branches l’hiver sous le poids de la neige. Il est probable que ce soit les romains qui se sont les premiers donnés la peine d’empierrer ces voies de passages, mais des gnomes ou des lutins auraient fait la même chose. Je vois trois personnes qui marchent lentement et péniblement. Les pierres sont très irrégulières. L’eau a raviné ses écoulements. Les éléments dominent l’homme dans cette nature, égaillée à l’occasion par le bruit d’un ruisseau, par le chant d’un oiseau, ou par le cri de la buse. Deux hommes et une femme marchent. Ils sont curieusement vêtus de costumes rouge, noir et jaune, avec des fils dorés. Ils portent chacun une cangue, autrement dit un pilori portatif qui fait penser à un joug de bœuf. C’est en bois et c’est lourd, afin que ce soit pénible à porter pour le condamné. Parfois, une note explique les méfaits commis par les coupables, mais dans notre cas il n’y a rien. Les bras débordent vers les côtés, là où sont pris les poignets. Par ailleurs, ces gens-ci ne semblent pas si malheureux ; ils ont l’air bien nourris. Une des interprétations possibles est tout simplement qu’ils portent le fardeau du monde, le péché originel, la bêtise humaine, ou quelque chose de ce genre. Le premier de la file s’appelle Tsou Lao, mais c’est certainement un pseudonyme, la fille qui marche derrière lui répond au nom d’Alice ; le dernier se nomme Lao Lao. La pente est verte, mais il y a des ilots de pierriers, des amas de rochers, où ne poussent que la mousse et les fougères. Des traces de coupe de bois indiquent une présence humaine occasionnelle dans les rejets de châtaigniers. On dit que cette piste forestière mène au royaume des nuages, qu’on y rencontre parfois les fils du dragon et les cousins du phénix. Je peux facilement imaginer des trolls, de petits êtres très étranges, des hobbits se déplaçant entre les troncs, sous la protection d’une princesse bienveillante qui garderait l’anneau magique. Il y en a toujours un quelque part... Mon imagination m’aide à porter la cangue du quotidien ; je n’aime pas trop marcher. Mais j’ai le pouvoir de me projeter dans la vie de certains personnages que je croise. C’est comme cala que j’ai rencontré Tsou Lao ; Il se dégage de lui une certaine force qui n’est pas seulement musculaire. Son menton lui donne l’air volontaire ; son regard reste à la fois précis et profond, saisissant le fond des choses. Alice a les cheveux bruns roux qui tombent sur le bois de la cangue. Son visage est couleur de miel, son œil d’un noir profond, rond et assez lumineux pour évoquer le vide interstellaire si elle vous fixe trop longtemps. Elle regarde où elle met les pieds et veille à ne pas heurter celui qui la précède, tout comme Lao Lao vis-à-vis d’elle. Ce dernier est plus petit, trapu, grognon comme un nain de Blanche Neige, mais je sens qu’il a bon caractère. Tous les trois arrivent à la pierre. C’est une longue dalle inclinée. On dit qu’elle servait d’autel pour les sacrifices païens. Certains appellent aussi cet endroit le rocher de la vierge. Les vieux granits font suinter les légendes ; le quartz brille au soleil couchant lorsque passe le blaireau noir et blanc. Ils s’arrêtent et regardent le paysage dans cette ouverture sur la plaine. Les cimes des arbres semblent s’être écartées un peu plus. Il y a comme un appel vers l’espace, confirmé par des arabesques de martinets qui écrivent un message trop vite pour que l’on puisse le lire. Il y a d’autres signes ici et là qui attendent… Ils restent tous les trois debout à regarder les nuages dont les ombres suivent lentement et traversent les rivières paresseusement. Il y a peu de vent. Petit à petit le bois des cangues chauffe au soleil. Leurs muscles engourdis se réveillent, leurs mains cherchent l’extérieur. Tsou Lao est le premier à se rendre compte qu’il se passe quelque chose, que sa pensée s’éveille d’une manière qui ne correspond pas à sa méditation habituelle. En principe, il guide son esprit dans un labyrinthe, alors qu’en cet instant il veut clairement sortir et s’élever. Il pousse sur le bois, et le sent résister, et progressivement s’allonger, tout comme son humérus qui ressent des picotements. Son regard va de l’horizon à la cime des arbres, puis se tourne sur le côté. Il constate que ses compagnons et lui ont pris de l’envergure; il se sont métamorphosés. Ils ont des ailes. Il sent sa peau qui recouvre des pièces de bois qu’il n’a jamais vu sous cette forme longue et effilée. Un instant, il revoit le dessin d‘un vieux grimoire et le mur d’une forteresse. L’image passe. Ils se regardent tous les trois, stupéfaits. Il y a comme une vision dans leur échange silencieux. Ils voient des traces et des sillages dans le bleu devant eux. Qu’est ce qui les décide à courir sur la dalle ? Je l’ignore. Ils glissent, accélèrent, quittent le sol. Pour moi, qui regarde la montagne, c'est fantastique; irréel, comme s’ils étaient portés par un courant invisible. Je me dis que l’homme ne peut s’affranchir ainsi de la pesanteur, sans parler d’Alice (et pourquoi donc?). Ai-je eu une hallucination ? Je n’ai pas bu le moindre petit verre de gnôle depuis bien longtemps. Je les ai vus tourner comme des oiseaux planeurs. Méfiez-vous des comparaisons. N’allez pas les traiter de rapaces ou de charognards. Seul l’esprit pur est assez immatériel pour s’envoler, et monter vers les gouttes d’eau irisées qui sont les ports des Célestes, et la source de vie. Mon regard les a vu diminuer dans un genre de danse de chaman inca, s’inclinant plus ou moins au gré des forces de l’air. Je suis sûr qu’ils sont plus heureux là-haut qu’à marcher sur le chemin. Serait-ce vrai pour moi aussi ? Pascal Legrand Visiteurs : 454 Retour à l'accueil |