LÀ OÙ LES ANGES ONT PEUR DE MARCHER 2012-02-12

Qu’on l’appelle Ismail ou Marlow, il faut un narrateur. C’est la voix de l’autre bout de la table, à la tombée de la nuit, quand les verres se vident ; c’est la voix du vieux marin à laquelle on n’échappe pas. Elle porte les effluves d’une illusion de vie, le parfum du temps et d’une histoire qui ne dure qu’un moment.

Le narrateur est le centre parce que l’Homme est le centre que la nature entoure. La seule façon de s’échapper est d’ouvrir la porte de l’aventure et de laisser la réalité de côté. Prendre la carte, remonter la rivière maintenant car demain la jungle aura peut-être disparu. Le monde change vite et les symboles aussi. La mer. La liberté.

Il s’appelle Chauveau, ce qui lui va bien car il est chauve. Régulièrement, il contrôle le dessus de son crâne d’un ample mouvement de la main, mais rien ne pousse. Ce globe brillant trahit sa tendance à raconter. Son œil gauche suit votre regard plus facilement que le droit, mais peu de gens osent demander pourquoi. Il ne parle pas facilement et si vous êtes pressés vous n’en tirez rien. Il fait pousser des plantes pour gagner sa vie, de façon terre à terre, et ça paye bien, ce qui lui permet de s’envoler au gré de son imagination.

Son truc, c’est l’Air, pas l’Eau. Saint Exupéry et non Melville. A l’entrée de notre nouveau siècle, les marins font la course autour du globe, poussés par le vent, mais les pilotes d’avion ont encore besoin d’un moteur. Les fusées consomment trop. La terre devient surpeuplée.

L’espace a peu d’habitants et encore moins d’habitants permanents. Les autres planètes gardent toujours bon nombre de leurs secrets.

Les mots survivent : le pilote ne guide plus le navire pour éviter les bancs de vase ou les récifs de corail. Il a maintenant le manche au bout des doigts. Cap, altitude, niveau de vol.
Il y a bien quelques accidents dus au mauvais temps. Avant les navires sombraient corps et bien dans les typhons.

Quant on fait pousser des plantes on sait que la nature gagne toujours. La gravité fait partie de la nature sur notre planète. Mais nous pouvons quand même voler et dériver avec les courants d’air chaud comme les oiseaux de proie, comme quand on écarte les bras dans les films d’Hollywood, quand on saute d’un avion, ou d‘une falaise avec un costume de Batman.

Dans ce cas on tombe autant qu’on vole, mais c’est un point de détail.

Avec nos ailes magiques nous décollons et atterrissons à pied, même s’il faut courir de temps en temps. L’un d’entre nous était un vrai magicien. Il est décédé récemment d’une courte maladie. Chauveau l’avait bien connu.

Nous étions non loin de l’atterrissage en cette fin de soirée d’été, et des souvenirs s’invitaient parmi nous. Certains écrivent des mémoires, d’autres parlent et partagent leurs récits. Nous avions un passé commun.

Il y a l’histoire des pages de journaux qui se transforment en billets de banque (comme le plomb en or) devant les yeux incrédules des gitans, qui ensuite, ne sourient plus lorsque leur argent redevient le journal d’hier. C’était dans le sud. Beaucoup s’en souviennent. Pourtant ce n’est pas ça l’histoire, l’histoire c’est ce que nous avions ensemble, l’attraction de l’air, comme Gordon Pym et l’océan. Tout était calme, les buses s’étaient tu sur leur territoire, les hirondelles et les martinets laissaient vivre les moustiques : l’ombre progressait sur ce que nous appelions la montagne ; la foret d’épicéas s’assombrissait, alors que le champ de blé récemment moissonné miroitait presque comme un lac.

Nous ne sommes pas loin des « vieilles » mines d’uranium, mais les rayons de brillance étaient juste dus au liquide dans nos verres. « Passe moi la bouteille »… dit-il ;
« Cet éclat déploie un voile, qui rappelle ces halos de brume que rend visible la clarté spectrale de la lune » C’est ce que Joseph Conrad écrit dans Au cœur des ténèbres.

Pour nous cela veut dire le spectre de Brocken, une montagne dans le Hartz en Allemagne : on voit notre ombre sur un nuage au dessous, au milieu d’un arc en ciel circulaire. Une illusion supplémentaire de notre présence ici, un instant qui passe.

Nous avons d’autant plus besoin de racines que nous sommes des voyageurs, naviguant d’une planète à l’autre, d’une galaxie à l’autre. Un vieux dirigeable, une navette spatiale, un vaisseau des étoiles, c’est au choix : je quitterais l’orbite de cette terre pour une autre ; et ainsi que le haut du phare sombrait sous l’horizon, la planète bleue disparaîtra dans une brume, vanille rosée et légèrement azurée, comme les collines ondulantes des montagnes bleues qui s’estompent ».

Chauveau se laisse parfois emporter. Ça arrive lorsqu’on fait pousser des navets toute la journée.

« Les racines, c’est quelque chose qu’on sent. C’est ce que nous sommes entrain de vivre ici, comme sur le bateau qui vient de jeter l’ancre, on regarde autour pour vérifier les alignements, les courants, vérifier que l’ancre tient. Nous avons atterri ici dans cette ferme : nous savons qu’il y avait des lapins, des moutons, et des gens qui taillent les pêchers et les pommiers. Certains sont morts, d’autres partis, et qui sait combien de temps nous allons pouvoir encore venir apprécier ici ces soirées paisibles ? Toi Jeannot le Jedhi, tu as été le premier à voler ici. Tu as défriché et construit le tremplin. Tu nous as permis de surfer la vague. Tu as allumé les colonnes d’ascendances, pour faire apparaître l’invisible, en tournant comme un chevalier errant des airs, en construisant des temples, en traçant des lignes ou en peignant des nymphéas.

Oui, de temps en temps, nous nous sommes retrouvés le nez dans les arbres, ou les pieds dans la boue ou dans le marécage. Mais, nous avons continué de pointer du doigt l’endroit vierge sur la carte pour dire : un jour j’atterrirai là.

Et toi Uldur, tu es déjà allé jusque là, et tu en es revenu parfois. Mais ça n’est jamais assez loin. Il faut toujours atterrir à la fin du jour. Pas le droit de dormir sous pilote, dit le règlement. Il faut faire tourner la roue, se réveiller du coma. Buddha doit s’éveiller et la grenouille se fera prince. Passe moi la bouteille….

Bon, la grenouille et le prince ça fait un peu beaucoup, mais c’est une vieille histoire. Personne ne s’étonne avec ce que les gamins voient sur leurs écrans, du genre des algorithmes qui te peignent des paysages qui se répètent sur les bordures de programme.
Serre le virage, surveille les haies, pas la HD ou le GPS. Suis les hirondelles et les martinets ».

Chauveau perdait le fil. Uldur et Jeannot devaient ingurgiter leur dose.
Je proposais la fin de « Youth » pour conclure : « Nous avons avancé nos têtes sur la table polie qui comme une surface calme d’eau marron reflétait nos visages, avec leurs lignes et leurs rides, marqués par le labeur, les tromperies, les succès, l’amour, nos yeux fatigués cherchant anxieusement quelque chose dans la vie, qu’on attend alors qu’il est déjà parti passé, invisible, en un soupir, en un éclair. En même temps que la jeunesse, la force et le romantisme des illusions ».

Pourquoi ces mots sont-ils moins connu que la fin de « Gasby le magnifique », vous savez, « les bateaux qui tirent des bords face au courant » ?

La ferme sera vendue. Les champs resteront. Y aura-t-il du bétail ? Les bûcherons vont-ils couper du bois dans la pente ? La nature va-t-elle survivre ? Le prochain Chauveau écoutera-t-il les valkyries et le bruit des hélicos qui débarquent Kurtz sur la plage ?

Effectivement, c’est un endroit où les anges ont peur de marcher au soleil de midi.

Tout ceci n’est que romantisme d’illusions.


Pascal Legrand

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