LA PROMENADE 2011-12-30

LA PROMENADE

Quand j'ai vu les deux fauteuil-roulants sur la jetée ça ne m'a pas paru normal. Ils étaient à 90 ° l'un de l'autre, comme s'ils se parlaient. Ils étaient vides.

Un éclat métallique sur le cercle de roue en inox contrastait avec la gomme grise du pneu : de même son coté lisse s'opposait aux sculptures de la gomme, destinés à prévenir les dérapages et les accidents; encore que le risque fut minime sur le béton rugueux de la digue. .

C'était une marée basse de décembre ; le ciel était gris comme la vase creusée en sillons irréguliers, un peu alignés pourtant, par une récente tempête. Au fond du port la surface luisait comme un miroir, comme du ciment en train de prendre, étalé là pour refaire le niveau, ensevelir les incidents de coulage



Il est des sédimentations qui ne semblent pas naturelles, et le lampadaire avait perdu sa boule de plastique bleu, un globe coincé dans un coin de mur sans grand espoir de revoir la lumière.

Je me sentais seul avec ces deux fauteuils. D'habitude, je suis du genre à m'assoir pour réfléchir, mais là, je me demandais pourquoi j'aurais pris un fauteuil plus que l'autre, et aussi si c'était une bonne idée. Avait-on mis le frein à main ?

J'étais juste parti faire mes courses de Noël et pour me dégourdir les jambes je me suis dit : « Tiens je vais passer par le port ». Il y a une maison de retraite pas très loin, mais habituellement la circulation des fauteuils est plutôt limitée; il y a peu d'engorgements et de goulots d'étranglement. Quant à moi, si il m'arrive de passer par là, je ne peux pas pour autant dire que c'est tous les jours, surtout qu'en décembre les jours sont très courts. La vie est courte en décembre pour les plantes qui ont besoin de lumière. Mieux vaut dormir confortablement au chaud.

Mais alors pourquoi rester garé sur la jetée en plein vent ?



Un vieux couple de pécheurs qui se serait disputé ?
« J'en avais assez de vendre tes poissons au marché, vieux maquereau! »
Alors il la traite de morue bien sûr, et il la pousse du haut du quai.
Mais il ne resterait qu'un fauteuil. Sauf s'ils étaient trois.

Son amant ! Qui assiste à la scène par hasard, disons fortuitement et impuissant,ce qui fait bonne mesure, si l'on ajoute qu'il ne peut rien faire sans l'usage de ses jambes. Il se précipite malgré tout, frôlant le précipice, comme la voiture de Cary Grant sur la Grande Corniche dans le Hitchcock, et il heurte violemment le fauteuil de son rival. Un mauvais remake.

Trop auto tamponneuse. Voire même limite politiquement correct, mais des fois la réalité.... Il faut dire que je n'avais personne avec qui échanger mes idées pour faire avancer la résolution de mon énigme. Pas d'enquêteur adjoint; même pas une blonde sur la digue.
Vu le temps qu'il faisait voilà au moins une chose qui paraissait normale

Pour le moment tout allait encore bien car il n'y avait pas de corps. Et la police n'était pas encore intervenue. Crime passionnel, trafic de drogue ou malencontreux accident? Il n'y a pas que des gagnants aux concours de circonstances...

Si c'était une mise en scène pour un tournage, une publicité peut-être, ou se trouvaient les cameramen ?


Marlow tenait son chapeau pour que le vent de suroît ne l'emporte pas et il restait appuyé sur la rambarde de la promenade des sapinettes qui faisait suite au marché au poisson. L'odeur persistait malgré le vent. Les parcs à huitres apparaissaient avec le jusant. Les piquets noirs des bouchots chargés de créatures vivantes se dressaient sur la vase. Vu de loin, tous les carrés et rectangles des concessions auraient pu faire penser …. à de l'art moderne, mais à rien d'autre de plus morbide.
Les crabes sont, parait-il des nettoyeurs efficaces.

Vous avez déjà vu ces viviers flottants qui sont des barques transformées, à moitié coulées, avec une petite porte pour y introduire les crustacés condamnés. C'est leur couloir de la mort, vieille peinture et cadenas rouillés;

Je laisse un peu dériver mes idées pour voir où mène le courant. C'est à la rencontre des courants que la pêche est bonne. C'est à la renverse que remontent les cadavres. Il arrive de voir un gant en plastique jaune ou orange qui s'agite sur un piquet,,mais c'est juste pour servir de repère.
Le repaire des brigands est meilleur.
On voit bien là l'importance du détail, fût-il orthographique.

Finalement, je ne suis dit que le mieux était de retourner chercher mon Canon pour prendre une photo, au cas où, et de passer prévenir le commissariat. C'est bien connu, il ne faut toucher à rien sur une scène de crime. Et il faut faire appel à des professionnels, c'est plus sûr. J'allais certainement voir arriver en renfort les enquêteurs de mes séries télévisuelles favorites, et ils me poseraient toutes les bonnes questions.

Je n'habite pas trop loin du port et je marche d'un bon pas. Donc je vous disais, mon cher Burma, il ne faut pas plus de sept minutes pour faire l'aller-retour.  
« Oui quand je suis revenu, il n'y avait personne. Et les fauteuils avaient disparus. »









Pascal Legrand

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