2011-07-03

SIRELLULE


Par chez moi, les montagnes n’ont rien des pics des hautes chaînes alpines ou himalayennes. Mais par contre, elles sont recouvertes de forêts. Dans les forets, il y a des légendes car il y a toujours eu des animaux étranges, comme les blaireaux et les licornes.

La plupart des gens ne croient pas aux licornes, mais peu d’entre eux ont vu des blaireaux dont ils ne mettent pas l’existence en doute. Je ne vous parle pas des porcs-épics.

Nous sommes juste quelques uns à voler au-dessus des forets, car les arbres intimident les pilotes. Ils ont de grands troncs dont Louis XIV faisait faire des mats. Il sont de grandes branches vertes qui coupent la lumière et leur vert est profond comme l’absinthe interdite. Ça rend fou au bout d’un moment ; c’est du moins ce que l’on entend dire, non loin des mares aux fées.

J’ai eu quelques conversations privées avec des arbres (elles doivent rester confidentielles). Je crois pouvoir dire qu’ils ne sont pas si méchants qu’on veut bien le dire. Il faut juste éviter de leur frôler trop les moustaches, un peu comme pour les chats.

Dans l’ensemble nous sommes plutôt tranquilles. Il y a bien de temps en temps des objets volants étranges, voire même motorisés, voire même traînant des torpilles de détection de minerai ou de trésor. Et vous trouvez ça drone ? Nous essayons d’éviter ces coquins d’un virage sur l’aile décidé. Néanmoins à long terme, nous savons bien que notre espace et notre espèce sont menacés. Il va falloir muter ou être muté. J’ai même entendu parler d’hélicoptères qui voulaient se faire rotofils pour passer entre les fougères, mais ceux-ci avaient abusé de kérosène frelaté.

Oubliant tout ceci dans l’air calme du soir, je me promène en l’air sur l’origine du monde. Je caresse la colline d’une aile légère à moitié sous les frondaisons. Il y a, ici et là, des pierriers de granit dont les rondeurs chauffent au plus fort de la journée et qui restituent, les bons jours, leur chaleur emmagasinée. Ceci n’exclue pas un peu de subtilité dans le décollage. Il ne faut rien brusquer ; attendre le frémissement des feuilles, le passage de l’hirondelle, saisir l’instant comme on saute sur le dos du dauphin ou du dragon. Mieux vaut bien choisir sa monture car les coups de reins du cracheur de flamme peuvent vous mettre hors jeu.

J’étais en cette fin d’après midi porté par des courants ascendants langoureux, comme une felouque précieusement chargée de soieries remorquée par des haleurs de Nubie. La pente s’incline au loin vers la plaine aux perspectives fertiles. Des scintillements d’eau lancent parfois des éclairs de lumière magique. Je glisse l’esprit libre et vagabond ; soudain un miroitement particulier attire mon regard.

Des ailes diaphanes émergent d’entre les sapins sombres, comme sorties d’une chrysalide. Elles s’étendent progressivement et se tendent, nerveuses comme si elles découvraient un nouvel horizon. Je pense à ces libellules de rivières mais il s’agit d’autre chose. Il y a des étincelles, un petit feu de Bengale, un coup de baguette magique, et sur la forêt, je vois briller les écailles d’un corps fuselé, qui sous les ailes se termine par une queue de sirène.

Evidement, il n’y a pas de sirène dans les environs, et encore moins en l’air. Vous allez croire que j’ai été victime d’hallucinations. Alors qu’il faut plus simplement croire que la nature est riche. Il y a des espèces qui disparaissent, mais d’autres peuvent encore sortir des forets. J’ai vu une sirellule, croissement de sirène et de libellule. Elle s’est mise à tourner dans l’ouest. J’avais le soleil dans l’œil. Elle est montée plus haut que moi, en ondulant en souplesse dans ses orbes sinueux, silencieux. Je n’entendais que le bruit de l’air sur mes propres ailes. Je ne l’ai pas vu d’assez près pour vous donner la couleur de ses yeux ou la forme de son visage, mais je l’imagine bien avec le sourire de la Joconde et le corps de la Vénus de Botticelli, qui a déjà ce petit mouvement tournant qui lui sied si bien. Je n’ai même pas eu le temps d’en tomber amoureux : c’est dommage. Il n’est pas certain que je la revois, et je ne suis pas du genre à attendre les chimères, des créatures mythiques qui m’entraîneraient dans la grotte de Calypso ou dans le gouffre de Padirac.

Je ne suis pas crédule, mais je suis prêt à croire. Je l’ai vue, et elle reviendra peut-être. Quant à vous qui ne volez pas, vous pouvez malgré tout venir avec une paire de bonne jumelles, de préférence à l’équinoxe d’été, et si vous êtes patient et que vous avez de la chance… qui sait, vous verrez alors ce que l’homme a cru voir.




Pascal Legrand

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