UN PIC 2009-11-01

L’impression rétinienne persiste quand je ferme les yeux, mais il ne s’agit pas de la lumière au bout du tunnel. C’est en regardant vers le sud-ouest, dans le soleil déjà un peu bas d’une après-midi d’automne. La mer est de verre, en reflets multiples de nuages d’altitude, quelques hauts cirrus annonçant du vent pour les jours à venir. Il n’est donc pas surprenant de sentir une ondulation qui soulève mon embarcation au rythme d’une lente respiration.

Je pagaie sans effort sur l’eau lisse. Cap sur la balise marquant le haut- fond. C’est marée haute. Il y a largement assez d’eau. Les flotteurs des filets sont immobiles, les petits drapeaux pendent ; on dirait des piques à fromages pour cocktail, concentrés au-dessus des bancs de poissons certainement. Je progresse vers le chemin blanc scintillant loin devant.

Je vois passer un point lumineux intense. Est-ce une vague de sillage ? Finalement, je ne crois pas. Ou bien pas seulement. Certes, il y a un bateau, mais plus loin, un peu dans le flou du lointain. Il y a presque une brume diffuse sur l’horizon, limite imbriquée du ciel et de la mer. C’est ainsi que je l’imagine dans les romans de Conrad, dans les îles. Je regrette de ne pas être peintre ou photographe. Quoiqu’en cas de chavirage… il y aurait peut-être des effets originaux.

En me rapprochant, je vois le triangle unique d’une vague qui lève sur l’avancée rocheuse submergée. Je pense à la trajectoire circulaire des molécules d’eau dans les grandes houles océanes. Le cercle est ici confronté au triangle, comme Kandinsky le voyait dans ces peintures. Sa toile aux cavaliers, la montagne bleue, me vient à l’esprit ; les mouvements se perdent dans les couleurs et les formes se font mouvements. Le cercle va descendre sur une pente du triangle. Abstraction déformante d’une nature parfaite et éphémère. Je pense pouvoir profiter de cette vague pour glisser sur le miroir de la mer.

La balise plus proche se dresse comme un doigt qui me sert de repère, un peu au milieu de nulle part. Je tourne en rond pour trouver le meilleur angle, la meilleure pente sur laquelle partira la flèche de mon étrave, avec ses petites moustaches d’écume indiquant la vitesse, et le temps qui bien sûr n’est pas le même sur la crête de la vague.

Pour la plupart, celles-ci ne déferlent pas, mais irrégulièrement une pointe de mousse couronne la masse d’eau et fait plus encore sentir sa puissance. La vague est prête à casser, mais pas tout à fait encore assez verticale. Transparence du sommet qui se saisit des rayons. C’est ce point que je voyais se déplacer d’un peu plus loin, comme une hésitation lente,

Je ne vais pas essayer de partager le plaisir de surfer cette vague unique. Jour J, instant T. même en étant là, vous n’auriez pas été exactement au même endroit au même moment, et l’éclat de lumière n’aurait donc pas été le même. Il ne peut rester qu’une impression, comme devant un tableau, une qualité de la mémoire. Il ne s’agit pas de compter les pixels ou les coups de pinceaux. Même moi, je me retrouve (après) en spectateur et je dois bien sûr refaire le montage du film. Avec les coupures et les temps morts je pourrais même en faire un second court métrage (cheminement, attente, regards).

Le temps passe ; la hauteur d’eau diminue. La vague s’étend et s’arrondit, comme un bol, comme une piste de bobsleigh. Les trajectoires se croisent, le ciel se voile au nord. La mer se grise d’autres teintes. L’idée d’un souffle d’air apparaît. De temps en temps un train de vagues plus puissant enfle jusqu’à faire surgir le grondement d’une moustache blanche, comme un tonnerre d’avalanche, qui resterait encore à distance, mais qu’on surveille avec un respect méfiant et prudent. Je suis surpris par l’intruse invasion du bruit ; que viennent faire ici les roulements des éboulis des moraines de glacier ?

J’ai bien navigué. Et peut-être est-il l’heure de rentrer… le soleil est légèrement plus bas. Le cercle va rejoindre la ligne… ai-je bien vu des triangles superposés ? Le balisage s’use-t-il à l’usage : manque-t-il des triangles dans le puzzle ? Je vais encore revenir avec des questions probablement inutiles.

Mais je vais revenir cette fois encore : est-ce que ce sera vraiment de l’endroit d’où je suis parti, après avoir surfé la lumière ?
Bien allumé, et dans le fond du tunnel en plus.
J’espère que je vais retrouver ma voiture bien garée et sans papillon sur le pare brise.



Pascal Legrand

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