DERAILLEMENT 2009-09-29



Beaucoup de gens connaissent la photo du décollage de l’avion des frères Wright ; avec Orville ou Wilbur sur le coté qui devait tenir l’aile un moment, avant d’envol sur les dunes de Kilty Hawk. Le biplan prend son élan sur des rails.

Inconsciemment, j’ai dû associer le vol et le rail. Ça ne m’étonne pas qu’il y ait des trains qui volent dans Harry Potter. Nous disons même parfois que nos ailes sont sur des rails lorsqu’elles gardent bien leur cap.

Il y a aussi l’image du voyage et de la migration. Je suis le train bleu, l’orient express et le transsibérien. A cause du froid en altitude, et du docteur Jivago à la fenêtre… des visages dans de vieux films ? J’entends siffler, mais il n’y a pas les haut-parleurs de la gare. C’est le vent de la vitesse. Lunettes de soudeur et casque en cuir.

Historiquement, mon site de vol est une gare importante, un nœud ferroviaire ou presque, disproportionné par rapport à la taille du village, le tout en voie de désertification évidemment.
Place de la gare, les voies désertes résonnent dans le silence. Napoléon III s’est donné la peine de venir planter des ginkgos biloba exotiques pour faire un peu d’ombre ; l’arbre résiste au nucléaire, parait-il. Le café de la gare a fermé.
On ne boit plus, Monsieur. On ne boit plus.

Le premier atterrissage est avant la ligne. On voit bien la tranchée des auvergnats, juste avant le tunnel. Hommage aux travailleurs et à la construction du chemin de fer. Il n’y a pas de plaque. Traditions orales de la campagne. En me posant le terrain est si petit que je me sens comme la locomotive qui rentre dans le tunnel. Du décollage, les rames se distinguent à peine dans le feuillage avant de se perdre sous terre, entraînant bruit d’air et tourbillons. Notre ami conducteur siffle s’il nous voit en l’air lors de son passage. Voyage, voyage.

J’ai franchi le pont à pied. Le ballast et les voies semblent loin en bas. La ligne est profonde dans son sillon. Notions de hauteur différente de celle du vol. Caillou sous l’acier, des câbles, lignes de courant, métal luisant.
Pas de train pour le moment. Le silence des signaux. Ni cheminot ni cantonnier.
Je suis sur le pont, à pied. Je vais marcher, sans suivre les rails. J’hésite entre la route et la foret, dont je connais les pierriers.
Petits chaos rocheux miniatures fatigants. Mousses et fougères.
Mes chevilles préfèrent le ruban goudronné pour une fois. Lentement, je monte comme une crémaillère et, dans les trouées entre les feuillus, je vois l’horizon. Je ne joue pas les funiculaires. Je garde une pente raisonnable. Finalement, c’est ce que j’aime dans les trains. Ils aplanissent les difficultés, sauf pour les conflits sociaux du petit cheminot de « la chanson du dimanche ».

Avec la lévitation magnétique et le métro sur pneu, tout change mon bon monsieur. C’est évident. Avec la lévitation je me rapproche du vol. parfois, il faut tourner pour monter dans les ascendances, comme la ligne de Coni, avant Sospel, à la frontière italienne. C’est loin certes. Mais à vol d’oiseau…

C’est dans les épingles de l’ascension, que je vois les wagons qui s’inclinent derrière la loco, et le train qui tourne comme un derviche un peu aviné, hésitant au départ, puis progressivement avec la souplesse du serpent au son d’une flûte venue d’ailleurs. Vertige de l’amour.
Le train qui fume s’échappe du narguilhé, dans un glougloutement de bulles. La fumée s’incline sous l’effet du vent et la dérive s’installe. Pour le moment, je vois des cimes de sapins ; mais déjà plus loin apparaissent des lacs et des volcans. Alors qui sait,un jour j’irais peut-être jusqu’aux sierras du sud, allongé, heureux comme avec une femme, contrebandier, Sancho survolant les rios, le vent m’emportera, petite mongolfière colorée. Tourner la cuillère dans le café.

Contrairement aux frères Wright, je n’ai pas de moteur, même si beaucoup de gens le cherchent quand je me pose. Sans charbon et sans pétrole.
Déjà, ou bientôt la fin, et de quoi?
La trace de mon vol est partie en fumée. Je vais aller voir au fond du tiroir et s’il reste une vielle photo, je vais essayer de la joindre dans une enveloppe.
A bientôt, en l’air.


Pascal Legrand

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