PETITE CUISSE 2008-05-21

PETITE CUISSE


J’ai rencontré Jacques Duchasteau sur la route. Il peinait un peu à monter une cote sur son beau vélo. Il faisait beau, je n’étais pas pressé, alors une fois sur le plat nous avons bavardé un peu.
- « c’est dur les cotes ! Ça irait mieux avec un petit moteur !
- oui, je sais que ça existe, mais je n’aime pas trop les moteurs. »

Jacques a les cheveux gris, donc un certain âge, mais encore un coup de pédale décent en montée. J’essaye moi aussi de me maintenir en forme en faisant un peu d’exercice régulièrement.

C’est comme cela que nous nous sommes retrouvé plusieurs fois dans la même cote et qu’il m’a invité à prendre un verre chez lui.

Il habite une demeure respectable munie d’une tour d’angle à chapeau pointu. Il faut baisser la tête pour passer sous la porte d’entrée. Dans notre région, c’est pour mieux repousser l’ennemi que les ouvertures sont petites. Je me trouvais à nouveau plongé dans la magie du moyen-âge. Les vieilles pierres me font toujours un peu d’effet, surtout après les côtes.

Nous avons parlé de choses et d’autres et bu un whisky excellent pour le cœur. Je lui ai raconté mon atterrissage dans un élevage de lapins angora, après un vol qui m’avait emmené en Dordogne, et quelques autres aventures de manoirs en gentilhommières, d’autruches en lama.

Il faut vous dire que nous sommes dans un pays d’eau ; c’est l’élément du conte et du raconte, du mot qui s’écoule. Nous avons une timide tendance à parler. Sans affabuler devant tout le monde pour autant ! Quant à moi, je ne narre mes aventures qu’à des châtelains communistes sur présentation d’armoiries, blason et carte du parti. Certes, je sombre parfois dans de sombres histoires de cow-boy dans le crépuscule,ou de groupuscules trotskystes aux foies atteints par les petits rouges en ballon. Mais c’est juste un enchaînement de mots dont je ne veux pas être esclave. Alors, je les libère.
Mon regard était fixé sur un chapeau en fourrure sous verre, sur les rayons d’une bibliothèque bien garnie.

- « La chapka de l’apparatchik te choque ? me demande-t-il
- Non, du tout. Je me demandais juste la différence entre un foulard et un fichu, en bon état malgré tout, comme dans les vieux films avec Simone Signoret.

Comme je l’ai dit nous avons parlé de choses et d’autres, du sous-développement et du grand pignon d’angle.

De fil en aiguille, on tisse des liens.

- « Il faut que je te montre pour quoi je préfère monter les côtes à mon rythme
- Moi, de toute façon, je n’ai pas trop d’autre choix on m’a dit que j’étais plein d’idiosyncrasies
- Shimano ou Campagnolo ? Il faut avoir la forme. Si tu es mal fichu, tu rames.
- Je te suis. Look, time, et trou noir au carbone. »

Il y avait quelques portes à ouvrir. Pas de grande baie vitrée. Il fallait traverser l’ancien dortoir des moines, et la chapelle désaffectée où l’autel qui était encore en très bon état, faisait face à un home trainer à rouleaux pas si moderne que ça. C’est un vélo dont l’intérêt pourrait être de produire de l’électricité, un peu comme les barrages hydrauliques mais à plus petite échelle.

Je lui ai dit tout de suite que je n’étais pas un maître du barreau.

Le laboratoire se situe dans un coin de l’écurie. C’est souvent le nom que les charcutiers donnent à leur salle de cuisine, mais là c’est juste une pièce consacrée à la recherche, avec des box, de la paille et des paillasses d’alchimiste. Jacques Duchasteau n’est ni Einstein, ni docteur Folamour, ni tueur en série. Plutôt ingénieur en semi-retraite, qui aime bricoler.

- « - Les côtes, c’est comme le fromage blanc. Sans aller jusqu’au zéro %, il ne m’en faut pas trop pour ma santé. Ma mère m’a toujours dit de garder des forces en réserve. Évidement, le fromage blanc est mou et la côte est dure, ce qui se mesure avec un inclinomètre. L’inclinomètre ressemble un peu à un niveau d‘eau gradué en vert fluo (pour mieux le voir la nuit). Si on le retourne, il indique aussi les descentes, ce qui est utile pour le parcours du retour. Je pense en offrir un à mon beau-frère, qui va à l’Alpe d’Huez l’été ».

J’ai toujours eu du mal à suivre les explications scientifiques ; vous aurez très certainement remarqué que je suis littéraire. Pour Jacques, je faisais un effort alors qu’il m’expliquait que la pesanteur n’avait pas d’influence sur la vitesse dans les descentes, tandis que l’énergie cinétique m’aidait dans les montées. A diamètre égal du kilo de plume et de plomb, évidement.

- « - J’aime la cuisse de grenouille des cours de sciences naturelles de mon enfance ;mais aujourd’hui, c’est sciences de la vie en abrégé.
- Cuisse longue et dorée, bronzée au beurre aillé…
- Heu, bon : c’est l’expérience montrant le réflexe, comme pour le genou chez le docteur ».

Stimulation, réponse, salivation et langue pendante. Un peu comme la côte qui te dit « tu montes, chéri ? ». Si si. J’ai déjà entendu Jean-Marie dire de nombreuses fois « putain de côte ». Pavlov et la barre de céréale. Moi, je vois une côte, je me barre. Bon.

- « - Ici, on voit une contraction du muscle. Qui peut entraîner une propulsion de la pédale. J’ai pensé qu’avec une petite électrode dans le lycra, une pile (rechargeable) un potentiomètre de fréquence et quelques fils, je pouvais utiliser le réflexe pour obtenir de l’énergie sans fatigue et sans effort volontaire. Je n’ai pas dit sans consommation. Il n’y a ni mouvement perpétuel ni risque zéro. Il faut quand même manger pour vivre, pour le moment. Qu’en penses-tu ?
- je comprends bien. Quand tu roules longtemps, tu prends le rythme, l’endorphine, les neurones à l’adrénaline, les boissons isotoniques, les isobares, les bars de zozos… Ça donne des idées tout cela. Et ces longues ascensions où le mental travaille aussi… Le faux plat, c’est un horrible mirage où tu plantes ta fourchette sans résultat…Ta mère avait raison : faut pas forcer. Cependant c’est une idée intéressante, à creuser. En creusant le tunnel, on évite la montagne.
- Ce que je ne comprends pas bien, c’est pourquoi il est préférable que ce soit moi qui essaye la tunique du grimpeur. OK maillot à pois si tu veux, j’ai toujours trouvé que ça faisait séquelle de varicelle. »

Jacques et moi sommes retournés réfléchir un peu et développer quelques arguments dans le salon. Il faut un certain temps pour digérer le confit, apprécier le bordeaux, ne pas abuser de l’armagnac. Les portraits des ancêtres se mettent à m’encourager : « si nous avons survécu jusque là, tu peux y allez ! ». Même les natures mortes veulent que j’aille de l’avant. Arcimboldo de loin, Jérôme Bosch de près. Je me méfie de l’étincelle.

Jacques sait parler. Plusieurs langues même, grâce à ses séjours à l’étranger, Goethe, Faust, Richter et tout le tremblement. De mon plein gré disait il. Piccolo, allegro, Monténégro.
Il est convaincant, je dois dire. Suis-je convaincu ? Un sponsor fournirait les barres ? C’est quoi son prénom déjà ?
Serais-je jamais le même si j’accepte ? Et la science dans tout cela ? Ce qui me met l’électrode à l’oreille, c’est que ma maman à moi m’a dit de faire attention aux rencontres qu’on peut faire sur les routes.


Pascal Legrand

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