MERCI BORG 2008-01-26

MERCI, Borg el Kebir

Le matin, j’ai toujours beaucoup de mal à quitter le monde de mes rêves. A l’arrière de ma boite crânienne, qui repose sur l’oreiller, il doit y avoir un centre de commande, avec un interrupteur qui reste parfois dans une position intermédiaire, un demi-sommeil, pendant lequel je suppose que je me rendors tout en gardant la mémoire de mes rêves passés. Une lucidité légère se dégage de mon monde intérieur, où tout semble clair; mais c’est un sentiment passager.

Pendant quelques instants dont je ne connais pas la durée réelle, j’ai l’impression de comprendre comment et pourquoi les événements de la veille sont revenus dans ma tête pour s’inscrire avec d’autres dans les replis de mon cerveau, se mêler à la soupe, se diluer, pour finir par transformer le sens des souvenirs, et par fabriquer mon monde.

Mouvement des astres, temporalité, renaissance et fin de siècle : je ne sais pas toujours où je suis. Ai-je un projet autre que ma survie au jour le jour ? Que vont mes neurones devenir dans un certain avenir ?

Les images de l’écran persistent ou plutôt seulement une information : obsèques de l’avant-dernier poilu, un pacifiste. Apparaissent alors la boue et les tranchées. L’image se reconstruit. Je marche dans la boue, je glisse, il faut étudier l’itinéraire. Mais ce n’est pas 14-18 ; je ne sais pas où je vais. Et avant ou après, il y avait un genre d’ostensoir de la taille d’une fève de galette des rois, brillant d’un reflet faussement argenté, serti d’une pierre (en plastique ?). Je pense à ces vieilles pompes à essences surmontées d’une tête ronde, humaine pour ainsi dire.

Est-ce parce que nous avons de problèmes de paix et d’énergie ? Et que voulez vous que j’y fasse… ? Je viens de naître, pour ainsi dire.

La terre est tout d’abord marron et lourde, glaiseuse. Il reste de l’humidité dans l’air, des brouillards qui se déchirent sur les bosquets, comme après la bataille.

Cendras y perdit un bras. Mon grand-père y respira des gaz.

J’ai appris l’histoire. On ne va nulle part si on ne connaît et comprend son passé. J’ai du mal car chaque jour on m’en rajoute ; je suis obligé de faire des rapprochements, des amalgames. C’est comme cela qu’on m’a programmé. Le langage, les mots m’aident beaucoup. Guerre, fusil, mort, victoire, défaite. Au fond, tout n’est pas si binaire qu’on pourrait le croire.

J’essaye de compléter mes langues. Hier, j’ai écouté les informations en portugais. Je pense avoir visité une plage de sable avec des rochers non loin de Lisbonne. Aucune certitude. Une route de côte, un peu en corniche, de l’eau à ma droite et du sable jaune, bien jaune, loin devant.

La journée je fais quelques kilomètres en campagne en vélo, et la nuit je fais le tour du monde, grains de sable soufflés par un vent fort. Sortant de la brume côtière apparaissent les palmiers royaux de Long Beach, ça. Je ne vois pas la cheminée du Queen Mary. Tant pis. Je dois faire attention au mobilier urbain, piquets de parking en fonte, plots en plastique escamotables, rainurage pour la pluie, grilles de dilatation. .. Le sol me tend des pièges, avec quelques câbles électriques en plus, pour une signalisation destinée à m’éclairer, alors pourquoi irais-je péter les plombs ?

Long distance calls. Lettres à une correspondante lointaine, mystérieuse inconnue (Madame Hanska ou Madame Irma ?). Je n’ai plus de timbres. Une carte postale de ma cousine avec une vieille auberge, façon sépia, attend sur la table qu’on lui réponde. Ici et là-bas, avec des trous de temps et des distorsions de la perception ; des reproductions parfois surannées comme des mots anciens, poteaux télégraphiques isolés sur une route qui va vers l’ouest, une montagne dans le lointain, même pas un néon de station service en vue (Paris, Texas). Juste la lune.

C’est un mélange d’aujourd’hui, encore entre deux cafés, ça va s’améliorer. Mon créateur dit que je progresse, lentement. Le rêve n’est pas le propre de l’homme, mais il trouve que c’est déjà un pas en avant pour moi.

Moi, je dois reconnaître que je n’ai pas forcément envie de rire à chaque fois que je me réveille. Après le mécanisme se met en marche et ça casse un peu la spontanéité. Mais mon constructeur dit qu’un cyborg qui rêve, c’est déjà un petit pas pour l’humanité, et une bonne foulée pour sa carrière.
Il manque parfois aux hommes un peu de fantaisie.


Pascal Legrand

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