RATURES 2007-05-05

C’est le pays de Raymond Poulidor et d’Antoine Blondin : le Limousin. Sans être spécialiste de la bicyclette, il y a là un prétexte suffisant pour quelques lignes sur le vélo, loin des majestueux cols des Alpes ou des mythiques pavés du nord.

Qui n’a pas quelque souvenir d’enfance ou de jeunesse à associer au vélo ? Images de Tour de France ; Yves Montand pour d’autres peut-être ? Quant à moi, c’était surtout un moyen de jeu, de déplacement, en attendant le moteur à explosion des grands.

En regardant en arrière la bicyclette évoquait autant le rationnement de l’après-guerre (de 40 comme disaient ceux qui avaient connu l’autre), que l’exploit sportif, en partie parce que les victoires étaient moins médiatisées, plus naturelles, et d’abord sur soi-même.

Aujourd’hui, les moteurs sont nombreux, la pollution envahissante. Certains commencent à se demander si croissance veut toujours dire progrès. Le boom économique n’est plus ce qu’il était. Comme d’habitude les temps changent.

Reste toujours le cercle et la ligne. La roue, et sa trace sur la route. J’aime bien trouver un petit coté symbolique aux choses. Le cercle est-il une prison où je tourne en rond ? Où s’arrête la ligne ? Où est ma carte ? Quel est mon itinéraire ?

Navigation, cap, angle. Soleil, azimut, altitude. L’époque des découvertes, l’aventure. J’ai beaucoup navigué à la voile, et il n’y avait alors ni écrans ni instruments, mais plus de sensations.

J’ai ensuite ajouté la troisième dimension. Voler, c’est aussi essayer de maîtriser le temps et la distance. Ça peut être physique si c’est sans moteur.

Sur l’eau ou dans les airs, le plus important c’est la liberté de décision, la prise en compte de la nature. Selon les jours, je peux chercher un mélange savamment proportionné de performance et de plaisir, selon mon humeur.

Tout trajet n’est qu’une métaphore de la vie : départ, zig-zag divers, arrivée. J’ai les trois V : Voile, Vol, Vélo ; et ne me dites pas Navigation et Bicyclette. Je construis ma cohérence. Je maîtrise ma respiration et mon effort. Je souffle en trois fois, thèse- antithèse-synthèse. Je trouve les bons carrefours et les correspondances justes, et poétiques, évidement pas celles du métro. Ensuite, je m’emballe, les mots se précipitent dans le carburateur, l’adrénaline monte, j’approche de la zone rouge, je pense à m’alimenter, à boire, à rester lucide. Je cherche le but, le port, l’aéroport, et la fin de la dernière phrase.

Je vois que vous m’avez compris. C’est tout ce qui fait que la vie est excitante : je contrôle juste assez de paramètres pour avoir l’impression que je joue intelligemment la partie, dont les cartes ont été distribuées au hasard (paquet coupé et battu).




Tant que je ne suis pas arrivé au bout du bout, j’ai l’impression que je peux apprendre. Donc j’enregistre, je photographie, j’analyse, au propre comme au figuré. Je peux repasser le film l’hiver quand il pleut. J’ai la trace GPS, l’instant T figé dans sa vitesse. Je décompose le mouvement (pour moi, j’attends : je me décomposerai plus tard), nous en discutons, et au lieu de calculer les calories, nous célébrons la victoire au bistrot. Pas de carton, pas de râteau, même pas mal !

En plus, je ferais peut-être même mieux la prochaine fois. J’ai des photos ariennes de rivières sinueuses, des photos de châteaux aux sous-bois enchanteurs, des coques profilées comme des squales, des ailes sans fin porteuses de rêve comme les ondes invisibles. Je glisse aux frontières des éléments, je respire en surface, je rebondis sur les cahots, et ma vision se trouble parfois. Non, pas jusqu’à l’hallucination de Joshua Slocum, lorsque le pilote de Colomb (Christophe) prend la barre ; pas jusqu’à passer une demi-heure à errer inconscient à 10000 mètres sous un bout de tissu coloré, pas jusqu’à absorber des substances modifiant la perception. Pourquoi le ferais-je puisque ça se fait tout seul.

C’est dans ma tête que la vision se trouble, les neurones secoués prennent le temps de leur coté. Ils quittent le sens giratoire, le sens obligatoire, pré-imprimé. Ils interprètent le temps différemment, dessinent, repeignent, créent, une nouvelle montagne Sainte Victoire, un nouveau champ de tournesol. Posez-vous en dehors des cultures si possible, et du bon coté de la montagne.

Si vous ne savez pas lequel est le bon, c’est que vous ne devriez pas vous trouver là. Vous risquez de vous faire couper l’oreille, de vous casser le bras, de manquer une épingle dans une botte de foin, et alors tout se mélange, on panique, et c’est moins drôle.

Il faut empiler les petits tas d’expériences, les ranger avec ordre si possible, comme ces touches de peintures qui donneront le tableau final réussi, de telle ou telle école. Il y a plusieurs façons de produire l’œuvre ; il faut que les bouts s’emboîtent, trouver tenon et mortaise. Mort-Aise. Mon arrière grand-père était menuisier. Le bon ouvrier, les bons outils, la sagesse populaire.

Ou bien le rêve, l’aventure, la Mort ?

C’est de la cuisine, du dosage. Mon premier souvenir d’expédition cycliste est ambigu. J’avais eu la permission d’aller à l’enterrement du père d’un camarade. C’était au printemps. Il faisait beau. Frais dans la maison sombre, chaud au cimetière. Fierté, tristesse, plaisir, et le sentiment de ne pas tout comprendre. Pas de nostalgie.

J’aime bien les lignes droites, j’apprécie les virages. Je regarde le paysage. Je passe souvent trop vite près d’un pont-colombier. J’essaye de saisir l’instant ; l’architecture immédiate ; l’éclairage du moment ; les feuilles vertes ou les feuilles mortes. L’écoulement, le flux, le sillage.

J’avance et je crée des turbulences qui se referment, des vortex qui disparaissent. C’est ma poésie personnelle. Je comprends qu’elle est assez insaisissable. Je me demande si cela me chagrine un peu, mais qu’y puis-je ?




Il y a des vitesses relatives et des freins aérodynamiques. Il y a la nécessité de tirer des bords, de monter pour mieux descendre, l’influence du vent et du courant.

Il y a aussi les jours où la plume passe de l’air au papier, trace des lignes brisées d’incompréhension de zones obscures de sonorités qui amusent, ou font sourire. Ces lignes mènent-elles quelque part ?

Sentez-vous venir la fin ?

C’est ici, là où il n’y a plus de nature. Après le point.


Pascal Legrand

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