CARGO 2007-02-11



Il y a de la poésie et du voyage dans le mot cargo. Pour vous peut être. Pour moi, c'est un peu différent. Pourtant, je n'ai pas été matelot, je n'ai pas mis les mains dans le cambouis des machines Mais j'ai lu Lord Jim et le Nègre du narcisse de Conrad. Pour moi, le cargo, c'est autre chose qu'un culte du pacifique. C'est très personnel, mais je vous assure que je ne suis pas armateur. En cherchant bien, j'ai peut-être chez moi une image ou deux, quoique je ne pratique pas le vaudou. Envoûter un cargo serait intéressant : on pourrait détourner la cargaison, jouer au bateau télécommandé... Un peu idiot tout cela : ils sont déjà télécommandés dans la plupart des cas. Ce ne sont plus les nomades qu'étaient les vieux caboteurs, dont le capitaine était parfois le propriétaire.

C'est ce qui me plaît dans le cargo : cette alliance du nomade et du sédentaire, l'escargot, dont la vitesse permet voir le paysage. Le temps de contemplation est rare dans la vie moderne. C'est ce qui nous manque le plus.

De nos jours, un navire va de A à B pour le compte du grand commerce international, bourré d'électronique de communication, le pont croulant sous les conteneurs. Il n'y a plus de cargo et je suis un vieux grincheux de capitaine Haddock, personnage amusant au demeurant.

Le cargo, c'est un gros symbole. C'est lourd, c'est utile, pas futile comme le paquebot. C'est pourtant le caboteur qui découvre le monde, plus que le promène-touristes qui fait Miami-Les Antilles. D'un côté l'aventure, de l'autre la moquette à pantoufles (vernies). Mais tout le monde n'apprécie pas l'inconfort de la cabine-passager, pas trop loin des machines qui vibrent. D'ailleurs, ils ne prennent presque plus de passagers. Les gens n'ont plus le temps. Mon cargo à moi est immobile. C'est vraiment un symbole. Je le regarde tous les jours (dans ma tête) par la fenêtre qui donne sur la lagune. Ma tête elle-même a naturellement vue sur le monde extérieur, mais mon regard est souvent intérieur.
La réalité est donc ce cargo mouillé dans la baie. Il rouille, évite, tire sur son ancre gentiment, gîte de quelques degrés sur bâbord; il doit prendre un peu d'eau. Cela fait un certain temps qu'il est là. Trois ans, je crois. Au début, il y avait un gardien à bord, pour éviter que les pillards ne volent le matériel de valeur. Un jour, je n'ai plus vu de gardien. Ensuite, les baleinières ont disparu des bossoirs : les canots de sauvetage se sont sauvés. Ils ont voulu échapper à la rouille qui progresse vite sous le climat tropical humide. Cette grande coque grise, parfois couleur baleine, sous l'orage, prend de plus en plus une teinte cuivrée au soleil couchant. C'est de plus en plus beau. Je me demande si c'est triste ou non. Je cherche la valeur du symbole. Tous les jours, je prends une photographie, à une heure différente, que je note avec soin dans mon carnet. Je garde ainsi une trace des lumières du jour et du temps qui passe. C'est pour cela que ce bateau a pris de l'importance. On m'a dit qu'il s'agissait d'un processus psychologique.

Moi, je ne suis pas contrariant. J'ai dit oui bien sûr. Au départ, il y a quand même la quille, les membrures, donc la coque et les superstructures, qui ne sont plus tout à fait la dunette et le gaillard d'avant. C'est la passerelle de commandement, le poste d'équipage. Mais, c'est toujours du construit, de l'élaboré, en fonction de certains critères (CAO-DAO). Du rationnel. Puis, un jour, plus de pacha, plus de matelot. Plus de machine même. Alors, forcément, on bascule dans l'irrationnel. C'est la mort. Il reste une vielle radio, quelques boiseries, quelques cartes. Evidemment, je suis allé voir. Il y a bien la pancarte "défense de monter à bord", mais j'ai choisi, comme les autres, le bon moment de la marée : mon canot n'était pas visible du quai. J'ai attendu quelques mois avant de lui rendre visite. Je me suis décidé quand j'ai compris qu'il ne guérirait pas. On lui avait pris trop d'organes vitaux.
Petit à petit je m'habituais à lui. Je n'aurais pas voulu qu'il parte, c'était un arbre qui poussait dans mon jardin. Je lisais les saisons sur son visage... sur les hublots de Plexiglas irisés de la timonerie, opacifiés par le temps. Ce bateau était devenu myope, comme nous avec l'âge. Le pont était incliné, tout était incliné, mais de manière constante et anormale.

L'inquiétude de la chute flottait dans l'air, agitée par un léger balancement. Il restait une vie, qui déplaçait des pièces métalliques dans des bacs d'huile noire. Gling, glong, clong. Une plume d'océan blanche flottait sur du fuel irisé. Il faisait noir dans la coursive menant à la salle des machines. L'échelle était verticale : il ne fallait pas tomber. Bien tenir la rambarde. Floc, splotch. Des vrais bruits de bandes dessinées. Je n'en menais pas trop large dans mon pantalon serré. Y avait-il quelque chose à voir ? Certainement, mais je ne sais pas si je pourrais vous faire partager le spectacle. C'est un petit coin du voile du symbole qui n'aime pas qu'on le lève en public, même couché sur le papier. Il y avait à voir toute la cascade de mes pensées, une cataracte pour des yeux hagards. L'eau dans le noir. Comment voulez-vous que je vous raconte ? Le moment de révélation, l'archange Gabriel, l'épiphanie, et pourquoi pas les rois-mages et la fève en porcelaine, qui reste après pour prouver leur passage. Je n'ai pas de preuves tangibles, mais il s'est passé quelque chose.

J'ai vu défiler des images d'hélices qui battaient l'eau et l'air, grotesquement inefficaces, pour les propulser sur les plages des casses du Pakistan, où un démantèlement les attend. J'ai entendu la foule qui grouille et gronde, pour saisir et ficeler la bête échouée pour le dépeçage. Organes mécaniques. La violence du nombre.

J'ai vu des cargos noirs au nom de jeune fille foncer dans le brouillard. Ils ressemblent à des insectes, des lucanes géantes, devenues brillantes comme des cercueils sous la lumière, mystérieux, cafards en mutation et migration. Ces petites images ne me passent par la tête que les soirs de déprime, ou les lendemains de boisson. N'allez pas croire que je suis alcoolique au stade délirium-tremens. Ma carcasse ne tremble pas ; je bois peu. Mais j'ai un peu d'imagination, alors quand je suis tout seul dans ma tête, que tout dort autour de moi, le petit générateur se met en route, je tourne la manivelle, et le cargo apparaît sur l'horizon, avec un petit panache de fumée, orienté selon le vent. C'est amusant, la fumée va parfois plus vite que le bateau. Ce ne sont pas toujours des couleurs pastel, je vous l'ai bien dit. Tempête, vent de cul. Les courants dans la Manche, Victor Hugo aux roches Douvres. Vous savez comment tout cela se termine. Forcément mal. Naufrage.
Mais mon cargo-symbole à moi ne craint rien. Il est toujours là, son air penché comme un visage. On se connaît de mieux en mieux. Forcément, ça ne durera pas éternellement. C'est une lente agonie. Pour qui donc ? Je lui aurais bien gardé une place au cimetière des bateaux. Les poissons y habitent heureux; c'est un lieu plein de poésie où l'on repose en paix, un cimetière marin sans pleureuses.

Je crois qu'il est devenu sédentaire. Mon ami le cargo aime la pierre. Il se fossilise. Il quitterait presque la bannette pour le lit à baldaquin, mais on ne se refait pas, et il n'a jamais eu les moyens. Reste les châteaux en Espagne, plus accessibles que les paradis fiscaux.

Je me rends bien compte qu'il est étrange de s'attacher à un cargo. Je ne veux pas l'acheter. Je ne pourrais pas l'entretenir ; et j'aime l'idée qu'il vit sa vie. Il m'encombre un peu, me perturbe le paysage, mais je le connais bien. Je n'arriverais pas à m'en séparer. Le jour où il coule, je coule. Je crois que vous voyez ce qu'il veut dire ce cargo. Je suis prisonnier d'un ancrage flottant. Alors, vous comprenez, la poésie du voyage, je m'en balance. je suis retenu par un ancrage flottant.


Pascal Legrand

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