UN TESTAMENT 2007-02-11



"Le moment est venu, dit le phoque, de vous conter une histoire loufoque."

J'aurais pu commercer comme cela. Mais nous savons qu'il ne faut pas se fier aux apparences. Quand on me raconte une histoire de seconde main, je doute parfois de sa véracité. Les propos rapportés sont toujours déformés, même si c'est involontaire. Je ne prétendrai donc pas être précis et fidèle au fait historique, mais je ne dirai pas non plus que "toute ressemblance avec des personnes ayant existé ne serait due qu'au hasard".

En fait, ce serait bien difficile puisqu'il s'agit d'un des aviateurs français les plus connus. Mermoz, Saint Exupéry... ? Je ne choisirais pas dans votre liste car, je vous l'ai dit, je ne dispose pas de tous les éléments qui me permettraient d'affirmer que "tout s'est réellement passé ainsi". J'ai cependant toute confiance dans la personne qui m'a raconté ces événements. Cette femme était la voisine de l'homme qui a vu le héros dans sa baignoire, dans un sale état.

Cet homme appartenait au monde de la presse. Il est décédé. Les journalistes enrobent souvent la réalité, mais comme cette histoire n'a pas été relatée dans le cadre de ses fonctions, il n'y a aucune raison de mettre en doute ses propos. Je crois me rappeler qu'il était correspondant au Caire, ou à Alexandrie pour Paris-presse, un journal qui s'appelait d'ailleurs peut-être encore l'Intransigeant à cette époque. Tout ceci est vérifiable.

La mort du héros reste mystérieuse. C'est le cas pour beaucoup de pilotes, qui frôlent parfois le drame comme Guillaumet dans les Andes, sans parler des comtats aériens où les survivants sont des miraculés. Il y a de la grandeur humaine, de l'intervention divine, en cas de succès, et beaucoup d'échecs pour lesquels on parlera de malchance. Le hasard tient pourtant peu de place dans les récits de ces aventures, où la poésie est parfois au rendez-vous ; l'agonie peut sembler longue, l'ennemi cruel, la nature impitoyable. Mais nous parlons aussi d'une époque où la fiabilité des moteurs était telle que "le facteur chance" avait presque plus d'importance que le mécanicien Marcel. Il y avait beaucoup de grains de sable dans les carburateurs, et des cailloux dans les hélices sur des terrains de fortune.

L'avion du héros s'est abîmé dans les flots bleus, sans que nous sachions s'il a été abattu. Il effectuait une mission de reconnaissance. L'épave a été retrouvée, plusieurs fois authentifiée, mais il y a une telle aura de mystère et de prestige autour de l'homme qu'il semble presque nécessaire, pour le côté mystique du personnage, de garder des zones d'ombre, une lumière éclairant le passé vers les grands fonds, d'un faisceau un peu diffus qui se perd à un moment ou à un autre. C'est une tombe marine qui a trait plus à la vie qu'à la mort. En fait il s'agit de survie et de survivre.

Le journaliste dit qu'ils étaient deux dans l'avion lors de cette aventure. Pilote et co-pilote, je suppose. Il ne remettait aucunement leurs compétences en cause. Nul ne voudrait accomplir un tel crime de lèse majesté. J'espère qu'il n'y aura personne pour me faire un tel procès d'intention. Le propos du narrateur est tout autre, et le ton est plutôt comique à ce moment-là de l'histoire; l'avion est perdu au milieu du désert, en Egypte. Pas de positionnement par satellite à l'époque, et pas de radio en ces lieux. Dans le cockpit, la discussion va bon train, car il y a malgré tout un gros repère à ne pas manquer : Le Nil.

- "Moi, je te dis qu'on l'a passé. On a dû le manquer, peut-être en passant au-dessus des nuages, des entrées maritimes.
- Et moi, je pense qu'il est devant, à l'est, le Nil, on ne peut pas le manquer !"

De dunes en conjectures, le survol des étendues arides se poursuit, d'erg en reg une certaine monotonie angoissante s'installe dans le bruit du moteur qui tourne rond, tant qu'il y a de l'essence dans le deuxième réservoir. Le pilote n'en est de toute façon pas à son premier atterrissage de fortune. Cette fois-ci, c'est vraiment grand tout autour, et il n'y a pas la moindre oasis en vue. Ça n'aurait pas dû se passer comme ça. Les réserves d'eau et de nourriture n'ont pas été prévues pour traverser le désert à pied. Le carburant s'épuise. Inéluctablement, c'est la panne d'essence. Il y a trop de place pour poser le petit avion, si seul, dont l'ombre se rapproche du sol ; une ombre qui devient vite précieuse.

Je ne sais pas s'ils portaient un blouson d'aviateur et des lunettes de vol, je ne connais pas le type de l'avion (biplan ou monoplan?), mais ce n'est pas le détail technique qui compte. La réalité est simple : il n'y a pas d'eau pour vivre, il faudra bien se décider à jouer sa chance vers l'est ou vers l'ouest. Attendre le passage du prochain avion ne semble pas une option réaliste, car il n'y a pas de lignes aériennes régulières. Ils ont peu de chance de s'en tirer. Ils le savent.

Ces deux hommes étaient certainement amis. Dans ce genre de situation, une telle relation procure un appui moral, mais on peut garder sa lucidité. C'est ce qui les conduit tous les deux à rédiger leur testament. Quoi de plus normal en fait pour deux hommes qui vont se perdre dans le désert. N'ayant pas envisagé cette éventualité auparavant, et ne disposant ni de papier timbré ni de notaire sain d'esprit, ils décident d'écrire chacun sur une aile de l'avion. Puis, moment d'émotion, ils quittent l'appareil vers leur destin peu enviable.

Ils n'ont pas le temps de souffrir ni de faim ni de soif. Ils ne rampent pas à bout de force sur le sable. Ils ont beaucoup de chance. Peu de temps après leur départ, le lendemain peut-être, ils croisent une caravane de bédouins qui surgit comme un mirage ; ils sont sauvés.

Le correspondant de presse du journal parisien sort quelques jours plus tard d'un hôtel de luxe du Caire et découvre devant lui, sur les marches, l'aviateur célèbre, plutôt en haillon, déguenillé. Le portier lui refuse énergiquement l'entrée malgré ses véhémentes protestations. C'est un endroit chic. Il a beau décliner son identité, le factotum défend ardemment le principe de la tenue correcte exigée. Le malencontreux malentendu est dissipé par la garantie du journaliste qui s'assure que le héros se voit attribuer une belle chambre, pourvu qu'il consente à écrire quelques pages, un bon article pour le journal. L'histoire ne dit pas ce qu'il advint du copilote moins connu.

Par contre, une fois dans sa baignoire, un verre de champagne à la main, l'aviateur ne semblait plus tellement désireux de revoir son avion. Il jugeait qu'il serait très difficile à retrouver. C'était une machine avec laquelle il avait peu volé. Il ne s'était pas encore établi de complicité entre l'appareil et lui. Sans aller jusqu'à dire qu'il ne s'agissait que d'une machine sans âme, assemblage de matériaux divers propulsé au mieux, il ne lui paraissait pas opportun de sombrer dans le sentimentalisme, pour risquer à nouveau de se perdre au cours des recherches.

Il n'avait pas parlé du testament bien sûr, et il a dû disparaître sous l'érosion des vents de sable, à moins qu'il n'ait été brûlé par l'ardeur des rayons du soleil.

J'ignore ce qu'il advint de l'avion, mais le texte écrit sur ses ailes aurait évidemment fait la une des journaux à sensations de l'époque. Si la mort du héros reste entourée d'un certain mystère, je crois qu'il est nécessaire d'en ajouter un autre dans sa vie. C'est ce qui rend le travail des biographes intéressant.

Si l'investigation vous amuse, je pense avoir donné assez d'indications dans ces quelques lignes pour permettre des recherches plus approfondies. Quant à moi, je ne me sens pas assez de courage ni d'énergie, et mes raisons ne regardent que moi.




"If it had grown up it would have been a dreadfully ugly child, but it makes a rather handsome pig" - Lewis Carrol



Il en est de même pour cette histoire. Elle aurait certainement dû être tout autre chose. Maigret, Sherlock Holmes, Colombo et compagnie... : il y a un peu de curiosité et de détective en chacun de nous. Je me suis pris au jeu. J'ai posé quelques questions, ce qui est étrange car la vie des gens ne m'intéresse pas tellement dans le détail.

J'aurais bien aimé savoir qui était le copilote, ce qui lui était arrivé. Je n'ai pas été jusqu'à chercher Paris-Presse à la bibliothèque Nationale, ce qui m'aurait permis d'être beaucoup plus exhaustif. Et puis on en apprend parfois autant sur soi que sur les autres et leur histoire : quelles sont les bonnes questions ? Comment éliminer certaines hypothèses pour parvenir à une explication vraisemblable ? C'est toujours le même embarras dans la recherche d'une vérité reconstruite ; c'est la même histoire, mais c'est presque autre chose qui naît d'un souci d'authenticité.

Il me semble que dès le début tout m'a échappé, mais cela ne m'empêche pas d'avancer sans savoir où je vais. Je m'accroche au balancier du funambule, entre l'événement historique et l'imagination, et je me rends compte qu'on a retiré le fil sur lequel je marche. Il ne me reste plus qu'à voler. Il ne me reste plus que la grimace du chat d'Alice au pays des merveilles. Le chat a disparu. On y verra une griffure sur l'uniformité du temps. C'est la légèreté de la création qui est magique ; la vie d'Alice n'en est pas moins réelle. Je vais donc naviguer à vue entre tous ces écueils, ce qui, tous les hommes de mer le savent, exige du sens marin. Voler, naviguer, agiter les métaphores dans un grand chaudron (avec une cuillère en bois), c'est un peu la même chose : c'est la recherche d'une ligne, un trait plein qui vous emmène vers des pointillés dans le lointain avec quelques taches d'encre, un point d'interrogation ou d'exclamation qui sera peut-être le point final. Il y a deux possibilités au bout de la chaîne de mouillage : l'ancre ou le corps mort. Je suis désolé de ces considérations en zig zag, mais dans un préambule, il faut bien se promener un peu.

Le journaliste qui raconte s'appelle Gabriel Dardaud. Il raconte bien puisque cette histoire aurait du faire partie d'un ensemble de dix récits dans un film documentaire qui ne verra pas le jour comme prévu puisque Gabriel Dardaud est mort au début des années 90, après ce qu'on peut appeler une belle carrière, commencée après la guerre de 14 par un coup de grisou dans les mines de Forbach, consolidée par un reportage sur la découverte du tombeau de Toutankamon qui l'amène en Egypte en 1924 ; il épouse une française. Le couple s'installe en Egypte mais doit partir avec l'AFP lors de l'arrivée de Nasser en 1958 ; il travaille à Europe 1, repart "officieusement" en Orient pour l'AFP pour être correspondant lors de la guerre israélo-libanaise en 1980.

Ayant dit tout cela, je ne vois aucune raison de ne pas ajouter que c'est bien de Saint Exupéry dont il est question. Je prends conscience de l'histoire dans l'histoire. Je peux sabrer dans le tronc à grand coup de hache il reste des branches, des tas de racines invisibles, et quelques fruits tombés.

Je me dois de dire que Gabriel Dardaud a trouvé Saint Exupéry sur les marches d'un "palace" un jour de Noël. Gabriel Dardaud était donc en tenue de soirée pour faire la tournée des grands ducs avec sa femme. La scène est pathétique. L'homme en haillons sur les marches : "Mais puisque je vous dis que je suis Saint Ex !" Le portier inflexible, dédaigneux -ou ignorant- voire méprisant, ironique ou cynique : "Ce soir nous ne recueillons pas les brebis égarées". Ou peut être évidemment : "Alors, dessine-moi un mouton !". Gabriel Dardaud accompagné de quelques amis est gêné mais amusé aussi.

Saint Exupéry était un peu un collègue, puisqu'il devait faire des reportages sur l'Afrique encore peu survolée, pour le grand public de l'époque. Nous sommes probablement dans les années 30. C'est déjà beau de traverser la Méditerranée pour être obligé de se poser (de nuit) sans dommage. L'erreur de navigation serait due à une grossière négligence. A ce point-là cela ne s'invente pas.

Le narrateur se trompe cependant sur un point précis et important. Saint Exupéry ne voulait-il pas retourner vers son avion, pour effacer ce qu'il avait écrit? Dans la réalité, il rejoint l'avion et continue son voyage par étapes. Ce récit doit être publié quelque part. Fait-il allusion à son testament ? On peut en douter. Pourquoi ne retourne-t-il pas en arrière lorsqu'il rencontre la caravane ? Le testament aurait été annulé plut tôt. Le chef de la caravane ne voulait pas se mettre en retard ? Ils étaient déjà trop loin ?

J'ai l'impression d'avoir éclairci certains points, et au fur et à mesure d'autres failles se forment, d'autres directions apparaissent. Au lieu de découvrir des faits, je me perds dans le labyrinthe que je construis. Je m'organise pourtant, je prends des notes, je réfléchis un peu, un peu trop. A force de ne rien voir je finirais par tomber en panne d'essence, je me retrouverai mendiant à la porte d'un hôtel ; mais que pourrai-je dire si je sais simplement que je ne suis que moi ?

"Je plane sans effort dans l'or de cette soirée. Le lointain m'appartient".

Tout cela, c'est des histoires. Il faut bien se poser un jour. Il y a peut-être alors une réalité encore différente, une réalité historique, qui n'est pas racontée de façon imprécise par un narrateur de seconde main, aussi bien intentionné soit-il.

C'est à une brocante que je dois d'avoir terminé mes recherches. Les détectives fréquentent les brocantes. Voyez Tintin et le secret de la Licorne, ou Nestor Burma. Marchés aux puces, antiquaires louches, objets divers qui appellent une autre histoire. Il est indéniable qu'il y a une petite atmosphère, un exotisme de banlieue, une tranquillité de campagne, selon le lieu. C'est un endroit où l'on se plonge, où les soucis disparaissent tant le regard est absorbé par l'entassement hétéroclite.

C'est ainsi qu'en flânant je vis devant moi toute une série de livres de Saint Exupéry, dans leur belle livrée de la NRF de chez Gallimard, avec leur liseré rouge et noir, et leur papier épais, un plaisir tactile par rapport aux pages fines des livres de poche. J'achetai Le sens de la vie. J'y appris que l'anecdote de Gabriel Dardaud se rattachait au raid manqué Paris-Saïgon. Le journal s'appelait Paris-Soir. Le copilote était en fait le mécanicien André Prévot. L'aventure fait l'objet du chapitre VII de Terre des Hommes qui s'intitule "Au centre du désert". Je ne peux que vous suggérer de le lire ou de le relire pour corriger toutes les inexactitudes du narrateur. C'est un beau chapitre. L'enchaînement des faits n'est pas du tout celui qui est présenté ci-dessus. Il n'y a pas de panne d'essence. L'avion "emboutit le sol". Mauvaise météo et navigation problématique. Je cite les quelques phrases qui traitent du "testament" : ... j'en profite pour écrire une lettre posthume, à plat ventre sur des pierres. Ma lettre est très belle. Très digne. J'y prodigue de sages conseils. J'éprouve à la relire un vague plaisir de vanité. On dira d'elle : "voilà une admirable lettre posthume ! Quel dommage qu'il soit mort !".....

Il a donc bien écrit, pas sur les ailes de l'avion, un "Simoun" qui n'avait rien du biplan de la guerre de 14 que l'on aurait pu imaginer (on peut y fumer une cigarette et y boire du café). Mais les phrases ci-dessus citées ne sont peut-être que pure littérature. La version de Gabriel Dardaud est tout aussi vraisemblable. Car cette lettre magnifique, pleine de sages conseils ne semble pas être passée à la postérité. Pourquoi l'auteur a-t-il finalement préféré ne pas publier ce document ? Se trouve-t-il dans une cassette où sont légués à la famille les "papiers secrets" ?

Saint- Exupéry n'a pas de mal à nous convaincre qu'il se souviendra du visage du bédouin qui l'a sauvé, et du plaisir simple qu'il y a à boire de l'eau. Ce qui me paraît maintenant curieux, c'est que je n'ai pas reconnu l'histoire qui m'a été racontée, alors que j'avais lu le livre auparavant. Le point de départ et d'arrivée n'était pas le même. Pourtant, c'était la même histoire. Et à relire ce chapitre, il m'est revu à l'esprit que j'avais trouvé intéressant la façon de recueillir la rosée du matin dans le désert. C'est mon côté pratique. Notre attention se concentre sur des points différents en fonction de nos intérêts du moment. Je me demande ce qui va me rester de ce récit. Il va certainement s'évaporer comme l'humidité saharienne, disparaître, se transformer, voyager puis se condenser ailleurs sous forme de cumulus, pour donner -qui sait- une petite averse quelque part. Il y a un côté cyclique dans cette affaire, et une vérité insaisissable.





Pascal Legrand

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