TABLEAU DE CHASSE 2007-02-11


Dans une obscure chapelle de la montagne, une chasse a été dérobée. Des reliques de Saint Michel terrassant le dragon y reposaient en paix. Au début, personne ne s'est aperçu du larcin, car la chapelle était isolée au bout d'un chemin anciennement carrossable et fort dégradé, car il n'y avait plus de carrosse. Les blocs de granit, certains recouverts de mousse et de lichens, sont maintenant des obstacles suffisants pour la 2CV du père Anselme, le garde champêtre. C'est un brave homme qui fait office de gendarme. Il surveille les biens de la commune de son mieux, mais il faut dire que d'une part ses lunettes ne corrigent pas complètement sa vue un peu déficiente, et d'autre part il consomme parfois plus que son automobile dont la réputation de sobriété est bien établie, car c'est un ancien modèle avec le coffre bombé, plus tout jeune certes, mais le cœur encore vaillant, comme le père Anselme, tant il est bien connu qu'un petit verre de bon vin (rouge ) de temps en temps aide à éviter la formation de plaque dans les artères.

Comme il faut monter à la chapelle à pied, il n'y monte pas tous les jours. La chasse était d'ailleurs protégée dans sa niche par une grille fermée d'un cadenas symbolique, mais que diable, on est à la campagne et il n'y a pas de voleurs chez nous. L'objet est inscrit au 2ème inventaire dans un registre des monuments historiques à la préfecture du département. Qui aurait l'idée de voler un trésor enregistré ? Qui aurait assez de culot pour le proposer ensuite à la vente ? L'idée de vouloir contempler cette chasse moyenâgeuse chez soi en égoïste ne pouvait avoir germé dans aucun esprit susceptible d'arriver à pied jusqu'à cette chapelle, site d'anciens pèlerinages communautaires, et probablement même de rites païens que le plus grand nombre d'entre nous se félicite d'avoir abandonné.

Le village ignore en fait depuis combien de temps la chasse était le joyau touristique du village. On a d'autres chats à fouetter. Saint Michel s'occupe du dragon et les vaches sont bien gardées. S'il avait été question du Corcovado, je ne dis pas, mais là, ce n'était qu'une petite chasse, une boite avec quelques os un peu cassés dedans. Elle doit avoir séjourné à l'abbaye des monts (détruite au cours des guerres de religion), transité par l'évêché (pillé pendant la révolution) ; bref, elle a subit les vicissitudes de l'histoire de France telles qu'elles sont enseignées dans les manuels. Il faut dire que les abbayes, aimaient à avoir de bonnes reliques extra saintes pour attirer le client, un peu comme les hôtels ont des étoiles de nos jours ; alors parfois, il y avait des moines, un peu guerriers et pas trop scrupuleux, qui s'emparaient du bien de leur prochain. Aujourd'hui, cela crée des problèmes de tracabilité.

Les os se devinent sur un velours rouge très passé, au travers d'un verre dépoli qui ressemble à un petit hublot sur un des pans du couvercle. Il faut dire qu'ils n'ont plus l'air très frais. Leur substantifique moelle a depuis bien longtemps disparue. On pourrait croire que ce sont des os de poulet, lequel est quand même un lointain cousin du dragon. Peut-être qu'après le combat, Saint Michel avait voulu garder un souvenir dans sa poche après s'être restauré d'une bonne cuisse bien fraîche. Pour moi, c'est le genre de scène qui fait que j'aime bien les haricots verts, mais je sais qu'il en faut pour tous les goûts.

Cette chasse ressemble à une petite maison courte sur patte, ou à un grenier à grain si vous préférez. Elle est faite en métal rare, mais sans or pur. Elle brille de l'éclat de ses pierres semi-précieuses. Elle est originale. L'annonce de sa disparition a été limitée aux informations régionales, malgré les protestations véhémentes du maire. Je ne suis pas sûr du sens profond de ses paroles, mais il n'avait pas l'air content, rapport à l'assurance, et à la responsabilité du premier magistrat de la commune, quoiqu'il ait dit aussi que l'état est son propre assureur. Je n'ai, pour ma part, jamais rien compris à l'administration.

Sur le moment, je n'ai pas compris non plus ce qui s'était passé. J'étais assis sur le parapet du petit pont, à l'entrée du village, et je vois Anselme qui passe en bougonnant l'air furieux "Bon Dieu de bon Dieu, on a tiré la chasse ! " Il fallait qu'il soit énervé pour parler comme ça. A première vue, dans le courant de la vie quotidienne qui s'écoule tranquillement sous le pont, je ne voyais pas ce que l'événement avait d'extraordinaire. Au moment où je l'ai vu gesticuler du bras vers la chapelle, le percuteur m'a tapé sur les neurones. Ça m'a un peu secoué parce que je tiens à mon patrimoine, surtout que je n'en ai pas tant que ça.

A qui allait-on confier l'enquête ? Les brigades de la fédération n'étaient pas supposées intervenir sur le domaine religieux et sanctifié. Sur la commune, il n'y avait pas de panneaux "Chasse Gardée".

Le vol était contrariant parce que la chapelle s'appelait "Chapelle Saint Michel". Et le Saint n'était plus là. Il y a un tableau, où on le voit debout, fier, le bras tenant sa lance levée et prête à frapper. Il a le pied sur l'animal. Dans le temps, les dragons étaient plus petits que maintenant parce qu'il y avait moins à manger, donc on pouvait plus facilement leur marcher dessus pour les trucider. En plus, si vous ne me croyez pas, c'était un dragon un peu symbolique. Par association d'idées, il m'arrive de penser au CRS sur le boulevard Saint Michel, mais c'est pure fabulation, car j'étais trop jeune en mai 68, et j'étais déjà trop aux champs. Je n'ai pas eu à faire le retour à la nature parce que je ne m'en suis pas trop éloigné. J'ai une nature prudente et craintive. Je me demande comment j'en suis arrivé à tremper dans cette histoire de chasse, alors que je n'y suis pour rien, je n'ai rien fait ; j'étais sur le parapet quand j'ai vu Anselme.

Ensuite, il a fallu passer à la mairie dans la petite salle à droite parce qu'il fallait répondre aux questions pour avoir des indices. J'ai dit : "J'ai rien vu, mais je peux vous donner l'INSEE". J'ai vu qu'ils ne comprenaient pas et qu'ils ne riaient pas. Moi non plus, parce que comme j'étais encore un peu dans les jeunes, j'étais déjà un peu dans les suspects, surtout que dans certaines rédactions à l'école, j'avais été assez critique vis-à-vis de la municipalité. Mais finalement, non, c'était juste pour que je collabore aux recherches. J'ai pensé à dire qu'il fallait se méfier des ....collabos. Et puis, je me suis retenu parce que dans les campagnes, il y a toujours des vieilles blessures.

Donc, je signale que la semaine passée, j'ai vu une Volkswagen bleue, probablement une golf série spéciale, immatriculée en Allemagne, conduite par un jeune home assez bronzé pour être turc, ou originaire du Soleil, présumé musulman car je l'ai vu regarder d'un œil de connaisseur les moutons dans le champ du bas. Il était accompagné d'une jeune fille plutôt jolie, dont l'entre-sein -je n'ai pu m'empêcher d'y jeter un oeil- accueillait confortablement une étoile de David en argent, au bout d'une chaînette légère. Avec tout ce que l'on voit aujourd'hui, elle aurait pu avoir la narine percée et la chaînette dedans. J'avais trouvé le tableau rassurant. Je reconnais que ça ne prouve en rien que la voiture n'était pas volée. C'était peut-être des terroristes de l'ex "Rote Armée" ou du "Bad Gasthaus". Je n'écoute pas tous les jours les informations internationales, parce que même si nous sommes un petit village, nous avons assez de problèmes avec les tempêtes et les inondations, sans parler de l'agriculture.

Je dis ça sans faire de géopolitique, mais vu que nous sommes situés aux confins du Massif Central, d'une part on n'est pas con, et d'autre part. A la périphérie du Massif, les bords se rapprochent du centre de la France, c'est-à-dire de la grande ville. Je ne nomme jamais la capitale car c'est Babylone et ça peut porter malheur. Mais pour en revenir à nos moutons, j'avais bien vu que mon couple de perdrix, de perdreaux, de tourtereaux touristes migrateurs, avait sans conteste une allure bizarre, voire même contre nature. C'était peut-être un signe des temps. Le village est sur le chemin du pèlerinage de Saint Jacques de Compostelle. Il y a des coquilles Shell au-dessus des porches, et aussi dans le journal. Les pèlerins passent depuis des siècles, et même plus. Il n'y a pas si longtemps, j'ai vu un punk avec une crête d'Iroquois orange. Personne ne lui a tiré dessus. Les gens sont tolérants ici, et sa coiffure était décorative. C'est juste pour dire qu'on sait qu'il y a des guerres, et des modes. Chacun ses problèmes.

Bref, j'avais bien vu que le chauffeur de la Golf était d'une tribu autre, ethnique en quelque sorte. Ses racines étaient autour de la Mare Nostrum, alors que nous c'est la mare aux canards.

Les individus de ce genre, on sait à peine comment les appeler sans les vexer, tant certains sont susceptibles quant à leurs origines, et n'aiment pas les gens qui portent l'étoile. Vieille querelle familiale qui remonte avant même le temps des croisades de la sainte église catholique apostolique et romaine.

Comme je suis observateur et entraîné, j'ai remarqué l'allure bizarrement arabe de ce kurde présumé réfugié politique en Allemagne de part sa plaque d'immatriculation blanche à lettres noires. Quant à elle, les israélites ont souvent des gros seins ; je n'ai pas été trop surpris.

La Golf s'est garé sur la place. C'est à la fois devant l'église, la mairie, et la boulangerie. J'angoissais déjà pour les édifices vigipiratés avec moins de vigilance ces derniers temps. Il y a eu un net recul des attentats corses dans nos contrées, mais il faut malgré tout protéger nos biens. En fait, nos visiteurs voulaient juste aller acheter des croissants. C'est sûrement ça l'amour.

J'ai vu l'autocollant sur le pare-choc : sous les palmiers, il y avait écrit : Ksour Kiboutz. Je me suis demandé si j'avais voyagé dans le temps. Je me suis dit : si les juifs et les arabes se mettent ensemble, que vais-je devenir ? Nous voilà dans le KK. Il ne manque plus qu'un K et ce sera l'enfer, le lynchage et le lapidage. J'ai eu une vision de paix et d'apocalypse. Je me devais de prendre quelques notes pour ne pas oublier des détails qui pourraient avoir leur importance. J'ai eu raison je crois, même s'il y a toujours présomption d'innocence.

C'était un autocollant publicitaire pour un "Kamping", un camp de vacances. Ça m'a fait penser au film des Who, "Tommy", et puis, tant qu'à être dans la culture anglaise, j'ai aussi pensé aux Montaigu et au Capulet, et tout commençait à tourner dans ma tête ronde comme une pizza. J'ai compris que ma mission allait être de retrouver la chasse et d'en chroniquer les pérégrinations. D'un côté, ça tombait bien et de l'autre, je verrais du pays et boirais de la bière pour éviter la déshydratation, car je ne doutais pas qu'il faudrait aller vers le sud. A l'ouest, il n'y avait plus rien à découvrir.

A ce moment-là tout était encore confus et au stade prémonitoire, mais Monsieur le Maire a déclaré noir sur blanc : "Faut savoir ce que sont devenus ces deux zèbres. Pour être venus jusqu'ici, ils devaient avoir des raisons. Soit ce sont des marcheurs à gros mollets, soit ce sont des asociaux notariés et timbrés ; dans les deux cas, ils ne doivent pas être bien loin".
- "Avec le temps, Monsieur le Maire, tout fout le camp, mais je ferais mon possible pour aller jusqu'au département du confit". Je me suis dit que ça ne me faisait pas trop loin pour commercer. La Dordogne.

J'ai acheté un grand cahier pour noter mes impressions de voyage. J'avais l'intention de faire des croquis, de m'ouvrir au monde, et de faire, un voyage initiatique formateur dont je pourrais faire valider les acquis par l'ANPE, grâce à la trace écrite que j'allais garder. Dans notre culture, il ne suffit pas de raconter des histoires, surtout oralement. Je ne pars pas dans la vie sans ambitions. Tout ça pour la chasse du père Michel.

Je prépare mon sac, slip, chemise, pantalon, chaussettes, quand Anselme repasse devant la fenêtre et s'arrête, alors que je finis de remplir ma valise.
-"Dis donc, cet anglais efféminé qui s'appelait Mick, tu n'avais pas trouvé qu'il avait une tête à reluquer les reliques ?
- Vous parlez du locataire du gîte rural de Paul ?
- Lui-même, le sculpteur que tu n'aimais pas voir en peinture.
- Ça n'a rien à voir. Il ne faut pas faire l'amalgame de tous les étrangers. Je ne veux pas commencer avec les histoires de Paul et Mick".

Anselme l'a bien compris. Il s'agit de rester discret, d'éviter les scandales de moeurs, les fabulations outrancières de la presse, et l'exposition médiatique négative qui nuirait à la réputation de notre village. J'ai fait des études, je suis là pour valider le concept. On n'est pas des pédés. Je vais retrouver la chasse.

Pour savoir où nous allons, il faut savoir d'où nous venons. Pour les étrangers, j'ai pensé que c'était un peu la même chose, donc j'ai téléphoné aux renseignements pour avoir les passages des Golf bleues aux péages d'autoroutes et les fiches de police des hôtels. C'est là que l'on s'aperçoit de l'utilité des fonctionnaires et de la puissance de calcul de l'ordinateur.

Mon enquête préalable m'a permis d'établir que le couple avait couché à l'auberge du Cheval Blanc, non loin du Lac de Der, dans l'est, où ils auraient laissé un indice, l'indice du Der, qui ressemblait un peu à une paire de chaussettes oubliées. Rien ne ressemble plus à une paire qu'une autre paire. Elles se ressemblent entre elles, à l'intérieur même de la paire, surtout quand elles sont neuves. J'ai quand même appris qu'elles étaient chaudes, taille 42-44. Pour les chaussettes, il faut savoir s'adapter. Mais il y a de la souplesse, donc tout est possible.

La voiture avait ensuite été vue en Bretagne, à Redon. La jeune fille se serait fait redresser le nez dans une clinique spécialisée dans la chirurgie esthétique. A cause du secret médical, on ne pouvait m'en dire plus. Un des agents de l'établissement se souvient avoir vu cette belle plante avant et après. Il a parlé de la couette qui se tend, et de beaux militaires. J'ai conclu que l'opération avait réussi ; quand au coût, il faut être prudent ; on se fait vite plumer. C'est d'ailleurs grâce à toutes ces plumes que la ville a acquis sa réputation (en matière de nez).

Mais je n'avais pas l'intention d'y aller, parce qu'il fait meilleur au sud et que je suis un peu têtu. Il faut être un peu têtu dans la vie. C'est ce que j'ai retenu de ma formation. Rien ne vient te tomber tout cuit à point dans l'escarcelle, même si tu sais attendre.

Couette et chaussette, les indices concordent. C'est un couple qui craint le froid et qui va aller vers le sud pour se reproduire, en fonction des vieux atavismes de leurs races respectives. Je n'avais qu'à aller les attendre dans une chaise longue, au pied du mur des lamentations. Mais je n'aime pas les lamentations, les barbus intégristes de tous bords, les grenades à goupilles et les crânes rasés. Je n'aime pas les lieux saints. Dans le meilleur des cas, ils puent la sueur, mais plus souvent le sang et l'argent.

Je n'ai jamais dit que la chapelle Saint Michel était un lieu saint, mais c'est vrai que lorsqu'on monte jusqu'à la relique, on l'atteint en sueur. Après l'effort, on est toujours plus haut et plus près de dieu. Certains redescendent et d'autres pas. Plus tu montes haut, plus il fait froid, sans parler du risque d'hypoxie. Lorsque l'oxygène n'arrive plus au cerveau, tu pètes les plombs, court jus, et là, t'es foutu, illuminé. Tu redescends fonder ta secte. Après ça dépend des contacts. Si ton agent connaît un type qui te branche sur quelque chose qui marche, genre l'imprimerie ou Microsolft windows, ça peut rapporter gros.

Mais ce qui compte, c'est le bonheur perdu dans l'innocence de l'enfance. Il tient aux objets associés à notre stade anal. C'est Freud qui le dit. Je retrouverai ma chasse.

Je pris mon bâton de pèlerin et partis vers Saint Jean La Rivière. C'est un petit village pittoresque au charme rustique et touristique indéniable, assez tranquille pour que je le fréquente. De plus, quand on rentre dans l'église, fraîche l'été grâce à la pierre calcaire qui pompe l'humidité des champs alentours, l'orgue se met automatiquement à jouer un morceau relaxant et majestueux. Colonnes simples qui s'élancent vers la voûte, vitraux qui donnent une lumière douce et chatoyante, stalles du cœur en bois sombre, avec leurs démons de têtes sculptées, divers, variés et menaçants : tout d'un coup, je me dis que ce serait l'endroit idéal pour cacher un larcin. Personne ne viendrait chercher dans une église ce qui appartient à l'église. Et quelques années après, une fois l'affaire tassée comme le tabac dans la pipe, on revient pour la récolte. La moisson. CDFQ. Je retrouverais ma chasse.

Entre le mâle (yin) et la femelle (yang), il y a le vide de l'esprit, qui définit la voie du Tao. J'essayais de me servir de mes méninges cartésiennes pour déduire l'emplacement de la cache. Je pense que ça ne marchait pas bien parce que dans la pensée chinoise, il faut plutôt ajouter que déduire. En fait, je n'ai jamais compris comment fonctionnait un boulier, ni plus tard la calculette de Pascal. Donc, j'espérais que Dieu allait m'envoyer un message de coordonnées chiffrées latitude/longitude, mais j'étais sûr qu'il oublierait de mettre sa grille de référence et que je n'étais pas prêt de trouver ma boîte à os. J'avais amené sept bougies et une pierre noire (une pierre à serpent du Mali) pour conjurer le mauvais sort et obtenir une indication à l'ancienne respectant les traditions, genre la troisième pierre à droite après le deuxième pilier. J'étais sûr que la piste était encore chaude, j'avais repéré des traces de pneus de Golf bleue sur le bord du parking.

Pourtant, dans ma mission, je me sentais seul et dieu ne me parlait pas, même s'il m'avait ouvert la porte de sa maison, depuis 8 H 30 am, avec la clef de Madame Emilienne, la femme de ménage du presbytère qui disait que de toute façon, ça faisait du bien d'aérer.

Quant à moi, pour l'auréole, c'était plutôt sous les bras, ou en rond de fumée. Mais j'étais conscient des difficultés. On ne trouve pas par hasard la truffe au coin du bois. Néanmoins, "perseverare diabolium est". Il faisait chaud dehors. C'était déjà le sud à cette heure. C'était déjà l'heure de la sieste. Je sentais peser sur mes paupières la torpeur d'une chaleur presque torride. Je contemplais les images pieuses. Ou alors c'était la digestion du confit de canard. La nécessité de la maîtrise des nourritures terrestres n'échappe pas au sage qui cherche la vérité. Je sentais venir le temps d'une pause nécessaire et je m'endormis, les pieds sur le prie-Dieu.

Je déteste raconter mes rêves. En général, ils n'intéressent pas les autres qui se sentent obligés d'écouter, alors que vous sembler être prisonnier d'un sort qui vous contraint à raconter, comme le vieux marin, pendant que votre auditoire voudrait bien placer son histoire personnelle. Un peu comme dans la vie de tous les jours. Pour le cas qui nous concerne, c'est différent par ce que j'ai un espace géographique de rêves qui a rapport à l'enquête. C'est un cheminement de la pensée qui me permet d'aller plus loin. Le lieu entre la vie et la mort devient plus limpide :; c'est important pour quelqu'un qui cherche une chasse d'os. Si je dis limpide, c'est qu'il s'agit d'une histoire d'eau, de molécules qui s'assemblent, se rassemblent, s'échappent, au gré du courant de la pensée ; c'est un peu une peinture chinoise qui paraît simple, mais dont les tons de gris sont infinis et dont la composition est très organisée, rigoureuse et stricte.

Je ne considère pas mes rêves comme argent comptant au pied du lit ou au pied de la lettre. Mon faible moi-même se sent pourtant mieux en mon for intérieur quand j'ai bien dormi, donc bien rêvé. J'en viens au fait.

Sans être un rat d'église, mon circuit de sommeil passe à l'occasion par des édifices religieux. Une église à trois clochers apparaît. Elle ressemble à une miniature meringuée, de couleur légèrement rose (tendant les jours de pluie vers un rouge plus brique). Elle se nomme "le reposoir de la Reliquette". Je ne connais pas l'origine du nom. Mais elle renferme le tombeau de Sainte Marguerite des bleuets, initialement appelée Marie-Thérèse Dupont. C'est écrit dessus ; il y a d'autres dalles tombales sur le sol, mais les inscriptions s'effacent avec le temps. L'esprit d'Ariel, le lutin facétieux de La Tempête de Shakespeare, se promène avec une baguette magique, au niveau de la voûte. Il volette comme un amour. En bas, c'est la fête, la fiesta des squelettes, dont je ne sais pas bien si ce sont des vrais ou des costumes à la mexicaine, ils dansent, dansent encore, et boivent des cocktails. Ce qui prouve que ce n'est pas mon monde, car comme le père Anselme, je préfère un bon Bordeaux, en général, par fidélité au patrimoine. Je me mêle un peu à la fête, sans trop me faire remarquer, histoire de voir si je peux trouver des indices. Je ressors prendre l'air sous le porche ni roman ni gothique, plutôt kitsch.

Il y a devant moi un parc d'arbres majestueux, plusieurs essences, de grands pins, des cèdres, dont un bleu, et même un séquoia au tronc imposant et massif. Une petite rivière aurifère serpente au milieu du parc.

De l'autre côté de ce tableau presque idyllique, il y a un parking, petit et non goudronné avec une voiture surmontée d'une lumière bleue, genre gyrophare. Elle clignote en morse et bien que je ne connaisse qu'un mot de morse, je comprends qu'elle me dit : "Reprends ton bâton de pèlerin. C'est en cheminant qu'on fait le chemin. Retourne vers les monts d'en bas". Boum ! La voiture explose comme dans les effets spéciaux au cinéma. Les forces du mal certainement.

Je me réveille à moitié à cause de la fenêtre du presbytère que Madame Emilienne avait laissé ouverte pour que le carrelage sèche plus vite. Un grand claquement, et je me rendors presque en sursaut.

Un Canadair passe et largue pour éteindre les flammes de l'enfer. Tel Lazare, je me lève et je marche vers les monts, ce qui est agréable, car le chemin ne monte pas, et je ne m'essouffle pas. Dans la réalité, j'ai toujours soufflé comme un éléphant de mer dès que la pente se manifeste, ce qui me donne la morve au nez, puis sur les doigts. Mais là non. A force de marcher la nuit tombe et d'autres arbres se détachent au loin sur un ciel crépusculaire. Une lumière de lampe tempête me précède et ballote sur le chemin. Je rattrape son porteur qui s'avère être un bonze zen, au crâne luisant. Il me propose de passer la nuit au monastère de Ragnagnac, et comme je sens que j'ai besoin de repos, j'accepte sans tergiverser bien que ce moine ne me paraisse flotter un peu. Une patrouille aérienne nous survole à grand bruit d'ailes. Sur leurs fuselages, il y a écrit "Banzaï Airline" ou "Bonzaï", je n'avais pas mes lunettes. Je dis à mon compagnon "tiens, les grues remontent déjà vers le nord".

- Pas des grues. C'est patrouille de reforestation. Ils s'occupent des petits arbres. Je suis heureux d'éclairer la lanterne de ton chemin vers la vérité" dit le moine.
- Justement, je cherche le reliquaire de la chapelle Saint Michel. Si vous aviez du feu de dieu, cela m'aiderait à avancer.
- Ah, vous seriez arrivé hier, vous auriez vu Saint Georges, mais il est reparti, et ne reviendra pas avant le prochain anticyclone. Mais vous aurez quand même la soupe aux choux, vous verrez, c'est de la dynamite."

A l'entrée du monastère se dressait la croix des pèlerins, taillée comme ces croix celtiques irlandaises, comme les triskells sur les landes bretonnes. De la pierre, de la vraie : quartz, mica, felspath. Je me disais que la croix allait me donner un signe. Les croix font souvent ça.
- "Ami, tu as de la chance, la croix est haute. Cette croix flotte en fait sur une tourbière ; en fonction de l'humidité, elle monte et elle descend. Elle féconde la Nature, et pour nous, elle sert de baromètre-pluviomètre.
- Vous n'auriez pas vu passer une Golf bleue ?
- Non, mais il y a des cachets à l'infirmerie."

Je savais qu'il ne fallait pas que je pousse ma chance trop loin. J'entrai au monastère. Les bancs du réfectoire étaient durs, le café était correct. J'allais m'allonger quand je sentis qu'on me secouait le bras.

C'était Madame Emilienne.
- Je ne voudrais pas vous chasser, jeune homme, mais vous ne devriez pas dormir là parce qu'avec les courants d'air, il y en a qui ont attrapé de mauvais rhumes. Je ne voudrais pas avoir votre rhume sur la conscience. Elle ajouta sentencieusement : "Le temps du rêve est fini".

Je la remerciais. Il était temps de me remettre en chasse, l'instinct et l'odorat reposé, l'esprit nourri de mes voyages.

Mon reliquaire était entre la meringue antillaise et la croix de la fécondité de l'ascète. Il me suffirait de trouver le point d'équilibre du paradoxe. Je serais alors transporté vers mon but sans la moindre difficulté, sans avoir à molester le moindre couple juif arabe pour récupérer le bien de la France.

Il y avait peut-être en plus une affaire de pétrole sous la tourbière, de commission au culte, versée aux moines prospecteurs. Par Saint Anselme, je commençais à manquer de repères et à m'embrouiller les méninges. Cela me fait toujours ça quand je suis un peu loin de mon village. Je commençais à sentir que même avec ma sieste, j'étais un petit peu fatigué. Ça faisait un moment que je n'avais rien mangé, à part une soupe aux choux de rêve, ce qui ne nourrit pas son homme.

J'appuie sur la touche back-track de mon GPS. Je rentre à la maison. En passant sur le petit pont à l'entrée du village, je vois Monsieur le Maire, assis sur le parapet. Il m'apostrophe ainsi :

- "Ah, te voilà ! Mon gaillard. Il faut que je te dise, le Père Anselme commence un peu à perdre la tête. Je suis remonté avec lui à la chapelle : c'est qu'il s'était cogné la tête sur le bénitier pour ramasser la clef du cadenas qui était tombée ; ensuite, il y a eu une perte de mémoire passagère, une perte de lunette, et un peu de panique parce qu'il ne se rappelait plus l'emplacement de la chasse et tout le tralala. Il n'y a pas eu de vol. Ça t'aura toujours fait une promenade".

J'étais abasourdi d'avoir fait tout cela pour rien. Autant poursuivre les oies sauvages. Une journée entière à courir les chimères, une sieste crépusculaire de sommeil paradoxal remise en question dans son utilité profonde. Et en plus, je me demandais si je n'avais pas réellement attrapé un rhume. Décidément, je me rendais compte que je n'étais pas fait pour l'aventure. Finis les Golfs bleues, les longues marches déshydratantes, les sons nasillards des binious sur la lande.

Adieu mes trésors, mes ors, mes saints. Reposez en paix, et soyez sûrs que demain, moi aussi, je vais attendre la dissipation des brumes matinales avant de me sortir du lit.



Pascal Legrand

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