LE BLEU DE LA ZONE 2006-12-16 Elle avait des yeux de nuage, gris-perle et dans cette vapeur, le regard se perdait et ne distinguait plus les formes. Son visage était en avant, sortant légèrement du cadre de la gloriette. Elle est gente demoiselle qui guette le retour du prince chevalier. Elle est Leïla, princesse au bord d’un lac suisse, prisonnière, s’appuyant sur la balustrade aux piliers de pierre. Si je laisse errer mon regard, il se perd, s’envole, s’enfonce, se désagrège et disparaît dans la ouate, sans même voir un quelconque spectre de Brocken irisé qui viendrait m’avertir, messager de l’au-delà, pilote fantôme des déserts et détroits glacés. La couleur de son œil est flatteuse et précieuse. Je l’associe à l’œil de la baleine. Pas Moby Dick, aujourd’hui chassée au harpon norvégien ou japonais, mais plutôt une megaptère de bande dessinée avec un grand œil malin, lui même en forme de baleine. C’est un monde qui contient une onde : le tout flotte comme un ballon, passant de l’eau à l’air sans effort, sautant et claquant la surface, puis dérivant ensuite en somnolant, animal à l’humeur fantasque, coquine, Mary Poppins et bonne d’enfant, ignorant les problèmes posés par sa taille et son statut d’espèce protégée, c’est-à-dire menacée. Je plonge mon regard dans son monde et je m’y évanouis. Evanescence des sens et des sensations. Ambre gris. Jet d’eau comme un évent de Genève dans les montagnes mongoles : Je suis perdu dans les steppes sous des cieux plus grands que les nôtres, un peu plus seul, un peu plus homme, dans mon œil de femme, qui me porte comme une nacelle, Moïse en berceau d’osier emporté doucement au fil d’un Nil aérien, Jonas habitant de son aéronef-monde-borgne, qui le protège et l’emprisonne. Je cherche un lac jumeau, deux lettres comme OO, pour mots croisés en altitude, sur des plateaux de sphaignes et de brumes. Je cherche une végétation, un feuillage où s’accroche une saison, en bourgeons ou en feuilles d’or et de pourpre, pour marquer le temps qui passe. Pendant que mon imagination s’envole, le temps ouvre la parenthèse de l’oeil, couché sur la pierre des pyramides, soleil couchant sur les pirogues royales et galères d’apparat. Bijoux étincelants un instant sous un rayon. Tout est absorbé dans le flou diffus des fumeroles qui montent des marais de joncs. Papyrus et palmympsests. Je dois pouvoir lire dans ce paysage, et apprendre le langage des éléments, des couleurs, des terres (argiles ou calcaires). Eaux dormantes, eaux courantes. D’où suis-je donc monté jusqu’à toi ? D’un effort de mémoire, je retrouve le départ, le chemin, le cheminement. Mais je vis dans le présent. Nuage mouvant ; perpétuel. Je te vois comme cela. A l’occasion, j’avance et tu disparais. Je t’ai traversé. Je retrouve le paysage de la campagne. Ce n’est pas le même. Ici une ville, là une forêt, aride, irriguée… peu importe, c’est dans l’opaque que je me retrouve. Je perds toute référence spatiale dans le nuage. Ça doit être ce que dit la chanson : tu me fais tourner la tête. Ivresse et tourbillons des flons flons du bal. Valse, samba, et que sais je encore. Est-ce de la danse ? J’abandonne la vrille. Retour à l’horizontal, faute de quoi les lois de la résistance mécanique et physique m’emportent. Je ne perds donc pas complètement le fil ténu du réel, le fil qui donne un repère vers un sol si lointain. Couleurs ocre et points sur ta rétine apparaissent, dessinant une peinture aborigène de rêve. Où l’ai-je déjà vue ? Un autre vol ? Un autre continent ? Tous les nuages ne se ressemblent pas. Je ne parle pas des cas dangereux que j’évite soigneusement. Ils ont les yeux trop fardés, les sourcils trop longs trop noirs. Mascara et mascarade. Je suis classique dans mes goûts, ciels de carte postale de kiosque à journaux, arrondis doux, arabesques de style, ornementations discrètes, un panaché que je devine qui donnera, qui sait, l’éclair de minuit dans les montagnes du Sud. Je vous ai vu en cohorte sur les photos satellites. Qui eut cru un tel alignement possible ? Je crois mes nuages uniques. Il le sont, mais de près, de très très prêt. Je vois la différence. Rentrez dans la pupille du nuage, dans l’œil du cyclone. C’est alors que se perd un monde et que l’univers entrouvre sa porte. J’exagère ? L’infini au loin ? Dans son regard… Je trouve que ces perles du Pacifique ont des reflets magiques. Elles ont le même éclat que tes yeux de nuage. Pascal Legrand Visiteurs : 300 Retour à l'accueil |