BLACK AND WHITE 2006-03-16

Tout bon marin se doit d’avoir une femme dans chaque port ; je savais naviguer. Mais la sagesse aidant, je m’étais trouvé un bon boulot sur un cargo de bananes qui allait de Lisbonne à Dakar. Un trajet pas trop long, une mer pas trop dure, des escales agréables. J’aimais passer de l’Afrique noire à l’Europe. Il y avait une petite saveur d’exploration malgré la régularité de la ligne. Henry le navigateur, découvreur de nouveaux mondes nous saluait sur le Tage ; les grandes pirogues colorées nous fonçaient dessus lorsque l’ancre tombait à l’abri du cap Vert, l’île de Gorée en arrière plan, le souvenir des esclaves sous la douce torpeur du crépuscule tropical. Le lourd fardeau de l’homme blanc (c’est Kipling qui le dit) me paraissait parfois supportable.

Ma cabine était confortable. Mon poste de chef mécanicien me laissait le temps de prendre l’air de temps en temps, grâce à un assistant efficace à qui je savais déléguer mes pouvoirs ; le moteur était neuf. L’armateur n’avait pas eu le choix. Le précédent avait rendu l’âme. Nous faisions route au large des balles du front Polisario, hors de portée de zodiacs pirates mal intentionnés. Je n’avais la plupart du temps que les fous de bassan à contempler. Mon esprit vagabondait librement vers celle qui m’attendait, pour échapper au bruit rassurant mais obsédant d’arbres à came et de pistons.

Par le hublot entrait le soleil levant de Lisbonne au ban d’Arguin lorsque nous avions cap au Sud ; le soleil couchant embrasait les soirées du retour. Aucun symbole à chercher là, ma cabine était à bâbord , c’est tout. Si j’en parle, c’est que ce soleil éclairait un cadre d’ébène et d’acajou que j‘avais fait faire afin qu’il soit symétrique. Il y avait des moulures des deux côtés, de telle sorte que je n’avais qu’à le retourner. Le fil de suspension était assez long, pour faire apparaître la photo du visage que j’allais voir sur le quai en arrivant. J’accomplissais ponctuellement cette tâche à la fin du premier quart. Chacun a ses petits rituels et nous aimons tous retrouver notre brosse à dent à sa place.

Le véritable inconvénient c’était les bananes. Il fallait bien sûr les charger quasiment vertes, car elles mûrissaient malgré la réfrigération de principe de la cale. Le rafiot n’avait pas tout à fait les derniers perfectionnements de l’électronique. « The Lady is a tramp » disait parfois en matière de plaisanterie l’un des intellectuels de capitaines qui s’étaient succédés à bord. La hantise du pacha était qu’il finisse par y en avoir une assez mûre pour accélérer le processus. Tout fermentait alors dans une odeur entêtante. La cargaison avait toutes chances d’être perdue. C’est dire que l’on faisait attention aux bananes. D’ailleurs on était là pour ça.

La nature est étrange. Les bananes vivaient au noir an allant vers le nord et le visage de mes pensées et de mon cadre faisait l’inverse. Ma doudou de Dakar s’appelait Caroline. Son visage fin éclairait mes nuits des dents blanches de son sourire. Elle portait ses boubous comme une reine, les seins pointés comme de canons, les fesses en fantasmes et en fanfare. Chacun de ses pas était comme un défilé d’idées plus rapides que les antilopes de la savane. Je suis un esthète, j’aime avoir le beau à portée de main, plutôt que d’aller contempler les statues au musée. Nous avions notre case sous les cocotiers - pas juste dessous bien sûr - Caroline avait quelques affaires. Son père avait des sous, des sous de haut fonctionnaire. La case avait une allure plutôt moderne, tout le confort, jardin et jardinier. Seul Caroline coupait les feuilles de l’arbre du voyageur, car elle disait que c’était mon arbre et que c’était à elle de l’entretenir. Il ne s’agissait pas d’un semblant de retour à la vie primitive. Pas de bon sauvage ni de régime cacahuète. Plutôt air conditionné et cuisine sophistiquée. J’étais comme un coq en pâte. Les coqs en Afrique doivent être vigilants.

A Lisbonne, j’avais épousé Esperanza, une bonne, une bonne petite, pas très grande, mais très vive. Sa crinière de lion encadrait son visage clair. Ses yeux de fauve à l’affût me fascinaient plus que l’œil du serpent peut hypnotiser sa victime. Elle avait un appartement un peu sur les hauteurs, dans un de ces bâtiments majestueux de style manuelin. Des fenêtres on avait vue sur l’estuaire. Son coeur sans nul doute s’attendrissait de me voir m’élancer sur l’océan vers l’aventure et les pays lointains, qui apparaissent si mystérieux au cœur des ténèbres.

Une de ses anciennes patronnes lui avait laissé en héritage un petit magot qui rendait notre vie agréable. Je lui ramenais des bananes, des fruits exotiques. Nous avions une salle de bains d’azulejos où l’on aurait pu se croire en mer. Les cloches de la cathédrale carillonnaient à des heures régulières avec une ferveur toujours renouvelée. J’aimais sentir le poids rassurant de l ‘histoire dans ces vieux murs. J’appartenais à cette ville où pourtant je n’étais pas né. On a parfois les racines que l’on veut se donner lorsqu’on est né avec l’errance dans le sang.

Quelque soit mon escale, il y avait toujours un départ qui m’attendait. Larguer les amarres. Le port était pour moi une permanence nécessaire ; la mer m’était une échappatoire, une évasion qui me nettoyait l’esprit des contraintes mesquines des rampants ; elle me libérait du poids de mes congénères trop nombreux, de leurs habitudes de moutons rivés à leur petit brin d’herbe. J’avais un travail, une mission, qui correspondait à mon humeur. Je n’avais pas le temps de prendre d’habitudes, hormis celles du rythme des quarts et des vagues. J’étais peut-être un homme heureux.

Le grain de sable guette, tapi au milieu de la plage, comme l’arrête de la vive sous les algues. La balance de ma vie oscillait régulièrement comme le pendule d’une horloge contoise. Le mécanisme était huilé comme sardine en boite.

Vous allez imaginer quelque drame sordide sorti d’un mauvais journal à sensation. Point du tout. Que nenni. Cochon qui s’en dédit.

Il arriva un jour que sur la mer jolie notre vaillant navire entra en collision avec un petit pétrolier libérien et fourbu. Petite collision qui ne fit pas la une des journaux mais qui néanmoins fit flamber quelques bananes. Le coupable, l’autre, avait subit peu de dégâts fort heureusement pour l’environnement. Il put donc nous sauver de la grillage mazoutée, nous offrir le spectacle attristant du naufrage de notre fidèle navire, qui emportait dans les profondeurs mes photos adorées, et nous déposer enfin à la volée devant le port marocain le plus proche, aux bons soins de la vedette des douanes locales.

J’ai eu beaucoup de mal à m’en remettre. Un tel événement pour quelqu’un dont la vie est bien organisée, c’est comme un coup de pied dans la fourmilière. Je suis parti marcher quelques jours dans le désert, comme un funambule.


C’est dans la tente d’un bédouin venu de Mauritanie que je l’ai découverte, avec sa peau café au lait sucrée comme un vieux rhum des Iles : la boisson pour la soif éternelle sous l’univers des étoiles, un étonnant mélange des explosifs les plus méchants, alliés à la douceur des nuits de velours au confin des grandes dunes. C’est ainsi que finalement je me suis enraciné au milieu de nulle part, perdu entre Lisbonne et Dakar, entre blanc et noir, dans la dérive floue des vents de sables, sans Caroline ni Esperanza, avec une gazelle rebelle.
Et comme je déteste le camping, je me demande si j’ai bien fait.


Pascal Legrand

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