LE FORGERON DU CIEL 2006-03-16

Mon grand oncle était forgeron et maréchal-ferrant. C’est lui qui m’a initié aux mystères de la matière. Dès que l’on touche au fer et au feu, on est un peu sorcier je crois. Il était aussi un peu poète, un peu fou. Il aimait l’inutile. C’est ainsi qu’il forgeait des boomerangs en fer à cheval, sans intention de les faire voler. Il créait un lien entre les éléments : l’esprit du feu dans une forme faite pour l’air. Ce genre d’association lui plaisait. C’était un porte-bonheur, la bonne fortune sous le sabot d’un cheval.

Il n’avait jamais volé car dans son milieu, c’était considéré comme une activité de riches. Il n’était pas riche d’argent. De plus, il ne voyait pas la nécessité de quitter le sol, où ses pieds se plaisaient bien. A l’exception de quelques promenades en bateau, il restait sur le plancher des vaches, à ferrer les chevaux, à sculpter quelque idée d’oiseau dans un bloc de métal pour faire rentrer l’air dans la matière. Je crois qu’il volait dans sa tête sans le savoir. Cela peut être dangereux. L’écho répond « anges heureux ».

Belles ailes légères. Beaux os. De quoi faire un rapace puissant pour conquérir les sommets où siffle le vent. L’homme ne peut cependant voler vêtu de plumes. Ce n’est qu’un rêve. La tête dans les nuages, le marteau sur l’enclume, en essayant de ne pas se taper sur les doigts.

Dans le fond de sa forge, quelque soit le temps, les masses métalliques résonnaient, l’air s’animait et vivait d’une activité joyeuse. Sur son tablier de cuir les étincelles rebondissaient comme des étoiles filantes. Une dimension cosmique pénétrait lentement dans l’objet. Mais, bien sûr, jamais les boomerangs ne volaient.

Petit à petit, sous les coups répétés, il semblait que l’enclume s’allongeait. Peut-être s’usait-elle par degrés infimes. Cela faisait des années que mon oncle lui assénait ses coups, et il était fort comme un taureau. Mais il devait y avoir autre chose.

L’enclume avait compris son rôle essentiel. Elle prenait de l’importance. Elle tenait de plus en plus de place dans la pièce. Je m’en apercevais car il fallait faire le tour des pointes pour la contourner, et je me cognais maintenant à l’établi. Je grandissais aussi, mais pour un enfant c’est plutôt normal ; pour une enclume, c’est très rare. La nuit, dans le froid de l’hiver, on entendait des craquements secs de contraction. L’été, au plus fort des chaleurs la dilatation semblait plus que compenser le retrait du métal. La vie des atomes qui grouillent me paraissait une folie. Les os des doigts qui craquent lorsqu’on les tire : voilà ce que j’imaginais dans la vie de la croissance de l’enclume.

Elle avait de plus en plus d’envergure. Mon oncle vieillissait de plus en plus. Les rides de son visage se creusaient. Ses muscles s’étiraient en s’amenuisant avec l’âge. L’enclume aussi s’affinait. Elle avait un profil plus léger. Les coups de la vie frappaient moins dur heureusement. Elle continuait à étendre ses ailes, alors que mon oncle levait le bras de moins en moins haut.

La vie a toujours une fin un peu triste. Une vie de travail de forgeron, c’est une valeur solide, du négociable lorsque le jour est venu. Les dieux du ciel et de l’enfer s’en sont souvenu. Mon oncle est mort lors d’un gros orage, un cumulonimbus énorme, avec un nom inca qui doit avoir un rapport avec la foudre et les éclairs. Le ciel était plus zébré que les zèbres d’Afrique, le noir plus noir. L’air tourbillonnait en tornades dantesques, forces de la nature incontrôlables, à peine prévisibles par l’homme. Du petit atelier il ne restait rien. Mais par le soupirail de la cave où j’étais réfugié, les yeux hagards, je jure que j’ai vu passer une enclume en forme d’aile ; elle volait. Quant elle m’a fait un signe imperceptible pour tout autre que moi, avant de disparaître dans le néant nébuleux de l’apocalypse de lumière, j’ai su que c’était l’âme de mon oncle qui était entrée dans la matière pour rejoindre l’univers. Au passage, il me léguait un don pour faire voler les enclumes.


Pascal Legrand

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